Évasion #011

Les mystères de chambre close forment l’image symétriquement inversée des récits d’évasion. Les premiers évaluent les manières dont un crime a pu être perpétré en dépit de la clôture apparente ou avérée du lieu où il a été commis. Les seconds décrivent les moyens par lesquels un prisonnier parvient à déjouer l’attention de ses geôliers pour se soustraire à un confinement physique a priori impossible à briser. Dans les deux types de cas, il s’agit de murs et de portes formant une frontière continue, mais qui dans les faits trahissent des signes de discontinuités logiques, temporelles ou topologiques.

Un récit des chambres closes doit exploiter ces discontinuités. « Comment peut-on raconter l’impossible, raconter ce qui précisément ne peut pas se raconter ? », se demande Dominique Descotes (23). Il faut que « d’une manière ou d’une autre, le lecteur se trouve placé devant un lacet strictement hermétique, mais que quelque part l’auteur ait trouvé un moyen de le traverser » (52) et qu’à la fin soit résolu pour le lecteur les conditions de la mise en scène d’une telle séparation. Il est « d’intérêt des auteurs de dramatiser l’impossibilité des meurtres en chambre close avec d’autant plus d’énergie qu’ils comptent bien faire valoir leur virtuosité en la dissipant » (47).

Ainsi, le lecteur des mystères de chambre close, face à l’apparente impossibilité logique de leurs résolutions, se laisse d’abord griser par les conditions incompréhensibles du crime. Il imagine (sans y croire vraiment) à la porosité des murs et à la transparence des portes. Il fait « en imagination, donc sans danger, l’expérience cathartique de la superstition (…) Le frisson de la chambre jaune et le plaisir de la lecture naissent du bref vertige qu’engendre » une telle tentation (215). Mais puisqu’il appartient à un registre faisant du réalisme un garant du pacte narratif, le mystère doit trouver sa résolution dans le monde naturel, à partir de ses lois fondamentales (39). Les choses sont, du point de vue narratif (et sous peine d’immense déception), condamnée « à revenir à leur vraie place ». Le roman policier à chambre jaune constitue, selon Dominique Descotes en conclusion de son ouvrage, « le seul genre littéraire qui donne lieu à cet exercice intellectuel de catharsis salutaire » (218).

Le candidat à l’évasion profite des mêmes discontinuités. Quand les gardes pénètrent dans la cellule après en avoir actionné la serrure, ils n’y trouvent personne, et se demandent où a bien pu passer celui qui en toute logique devrait encore y demeurer (99). Les conditions matérielles de son incarcération ont dû être modifiées, et c’est a posteriori que, pour eux, ces modifications trouvent leur place dans la chaîne des événements. Mais le récit d’évasion se présente rarement sous forme de mystère, vu du point de vue des surveillants. Il s’agit plus souvent suivre dans ses détails la préparation de l’évasion.

Les récits d’évasions adoptent donc, en général, le point de vue du prisonier— d’où, au cinéma, l’importance des gros plans. Les spectateurs et les lecteurs sont tenus à l’intérieur du lacet herméneutique. Ils assistent à la chaîne logique des gestes et des attitudes qui s’acharnent à enfreindre l’intégrité de la matière. Si catharsis il y a, elle réside dans l’admiration que procure le spectacle d’un ordonnancement des apparences (aucun bruit, aucun geste, ni matière ne doit provoquer le soupçon), la dissimulation des intentions, et le sourd travail contre le temps et l’espace. Tout cela dans des circonstances difficiles, quand les mains s’acharnent sur les failles des surfaces et les corps jouent contre la montre. Souvent tout aussi affectif que physique, un tel spectacle impose une forme de sympathie pour celui ou ceux dont l’intelligence surpasse la subordination physique et mentale à laquelle ils ont été condamnés.

  • Dominique Descotes. Les Mystères de chambre close. Paris : Honoré Champion, collection « Champion essais », 2015.

Évasion #010

À l’occasion de sa rétrospective Jacques Becker, la Cinémathèque française propose un classement subjectif des dix meilleurs films d’évasion. Le Trou se place en première position, devant Un condamné à mort s’est échappé de Robert Bresson et L’Évadé d’Alcatraz de Don Siegel. La suite ici.

Filature #050

Au désir de découvrir un secret sur autrui fait pendant la peur de trop en apprendre. Ceux à qui l’expérience dans la vie a donné un peu de sagesse découvrent que cet équilibre est précaire. Il est parfois préférable de feindre l’ignorance et se rattacher à une innocence de façade. Surtout dans une Espagne à peine sortie du franquisme. Le cinéaste Eduardo Muriel est bien placé pour attester de la puissance destructrice de la vérité. Sur ce qui semble un coup de tête, il charge pourtant son jeune assistant Juan de Vere de surveiller un ami de la famille, le pédiatre Jorge Van Vechten, dont la renommée dissimule peut-être des agissements (passés et présents)  moralement condamnables.

Sa position d’observateur, auquel le statut de confident donne une forme d’invisibilité, incite Juan à s’improviser tantôt espion (64), tantôt détective (106), confirmant en tout cas sa propension à se mouvoir comme le fou sur un échiquier pour passer par dessus les obstacles dans huit directions possibles (40). Mais s’il étudie les gestes et les visages, le comportement et les agissements de ceux qui l’entourent, et en particulier ceux de Van Vechten, c’est tout autant pour répondre aux questionnement de son employeur que pour comprendre la raison qui pousse celui-ci à traiter Beatriz son épouse avec autant de mépris. Deux modes de surveillance se mettent ainsi en place, sur deux individus différents.

Chaque fois que possible, lorsque par exemple elle quitte son domicile à pied (elle circule parfois en Harley Davidson), Juan suit Beatriz dans ses promenades en ville. Sans grande méthode, mais avec tout juste assez de prudence apprise sur le modèle cinématographique, il lui laisse prendre un peu de champ avant de lui emboîter le pas. Jamais Beatriz ne suspecte quoi que ce soit.  Juan n’est en effet pas pour rien l’assistant d’un metteur en scène, et à la curiosité d’un Jefferies dans Rear Window (Fenête sur cour) se mêle la fascination d’un Scottie dans Vertigo (Sueurs froides) – c’est pourtant tour à tour North by Northwest (La Mort aux trousses) et The Man Who Knew Too Much (L’homme qui en savait trop) qu’il convoque pour comparer sa situation.

Dès la première filature, Beatriz pénètre dans une propriété religieuse, dont on apprendra plus tard qu’elle sert de point de rencontre aux plus fervents soutiens du Chilien Pinochet.  Pour mieux voir ce qui s’y passe, Juan monte dans un arbre. De là, il peut constater que Beatriz a rejoint un homme dont Juan comprend qu’il s’agit de Van Vechten. La scène, dans laquelle il est impossible de démêler les signes de violences à ceux du plaisir, confirme l’inquiétant comportement du pédiatre en même temps qu’elle  fournit à Juan une raison de plus pour poursuivre sa surveillance de Beatriz.

Les filatures se succèdent, mais puisque son employeur lui enjoint bientôt de cesser de l’informer de ses recherches, le voici libre de poursuivre son enquête pour satisfaire son propre désir de connaissance. « Je ne ressentais aucune nécessité d’expliquer à moi-même mes agissements, à moins que je m’en dissimulais la raison, en dépit de ma nature curieuse » (157). Comme nombre de protagonistes des romans de Javier Marías, celui-ci  s’obstine à vouloir en apprendre davantage sans complètement mesurer le pouvoir destructeur qu’implique la connaissance d’un secret.  Juan  attribue ses impulsions de pure curiosité à sa jeunesse, et à la liberté que celle-lui lui permet d’user, un peu comme si la vie quand on a vingt-trois ans autorisait à imiter la fiction, et en particulier le cinéma. Peu convaincu d’agir en professionnel, Juan se convainc d’agir en spectateur, et de faire de Beatriz un personnage mi-réel, mi-imaginaire, alors même que son mari remue ciel et terre pour financer son prochain projet de film.

Bientôt, l’admiration qu’il porte à son employeur et la fascination qu’exerce sur lui sa femme vont obliger Juan à quitter son poste de simple voyeur. Il contribue à sauver Beatriz d’une tentative de suicide. Il plonge plus profondément  dans le passé de ceux qui, une ou deux générations avant la sienne, ont dû composer avec une Espagne en proie à la guerre civile puis à la dictature. Et lorsqu’un drame commence à se produire, il semble, pour citer Hamlet, que « le pire reste derrière soi » (274). Tout est fait et à refaire, vécu et à vivre à nouveau, écrit et à écrire, ce qui explique aussi pourquoi cette histoire de filatures prend, dans sa structure, la forme d’une boucle. L’enjeu narratif de Juan consiste alors à conserver pour lui une connaissance qui, révélée sans l’avoir vraiment voulu, mettrait en branle le mécanisme de sa propre destruction.

Javier Marías. Thus Bad Begins. Trad de l’espagnol vers l’anglais de Margaret Jull Costa. NY Alfred A. Knopf, 2016.

Évasion #004

down_by_law

Un peu plus de sagacité aurait permis à Jack le souteneur d’éviter un piège tendu par un ancien associé : le voici en attente de jugement pour tentative de détournement de mineur. Zack, animateur de radio taiseux, a perdu au cours de la même soirée et son boulot et sa petite amie. Trop ivre pour se douter que la voiture qu’il a accepté de  convoyer pour mille dollars d’un bout à l’autre de la ville attirerait l’attention de la police, et que celle-ci y trouverait dans le coffre le cadavre d’un inconnu, il est quant à lui accusé de meurtre.  Jack, Zack : on peut les confondre. Ni l’un ni l’autre ne connaissent grand-chose aux femmes, et parfois (la preuve) à la psychologie masculine. Victimes d’un coup monté, ils se morfondent sur leur sorts respectifs et montrent très peu de disposition à sympathiser. Jack à Zack : « Pour moi, t’existes pas. T’es rien ». Zack à Jack : « T’existes pas non plus. Les murs n’existent pas. Le sol n’existe pas. La prison, elle n’est pas là. Ces lits non plus. Et ces barreaux. Rien n’existe ».

Arrive Roberto, touriste italien aux allures d’être tombé directement de la lune. Pour lui tout existe, et d’une manière qui révèle le monde dans toute sa fraîcheur, à commencer par les subtilités prépositionnelles de la langue anglaise, qu’il maîtrise à peine et dont il fait un usage des plus savoureux. Rien ne peut lui faire perdre sa bonne humeur et son indécrottable optimisme, alors que des trois détenus il est le seul dont le crime est avéré. Plutôt que de tenir compte des jours en traçant à la pointe de charbon des barreaux sur le mur (« Tu ralentis le temps », dit Jack à Zack, avant que les deux ne se battent comme des chiffonniers), lui préfère dessiner une fenêtre sur le mur opposé, ce qui donne lieu à une intéressante conversation sur la différence entre regarder une fenêtre (« To look at a window ») et regarder par une fenêtre (« To look out a window »).

Si tout commence, dans Down by law, comme dans un film noir, la nuit, à la Nouvelle Orléans, et se termine comme dans un conte de fée, le matin, dans le bayou louisianais, plus du côté du Texas que du Mississippi, entre ces deux périodes le temps passe pour les trois hommes avec une pénible lenteur. Jusqu’au jour où Roberto annonce à ses acolytes qu’il vient de faire une intéressante découverte pendant sa promenade. – « Ça m’a fait penser à un film que j’ai vu en Italie. Un film américain. Très bon. Avec plein d’action. Un film de prison. Comment on dit en anglais, quand un homme s’enfuit de prison ? » – « Une évasion ». – « Aujourd’hui dans la cour j’ai découvert un moyen de s’évader ». – « Y’a aucune chance de s’échapper à partir de la cour. Aucune ». – « Pas de la cour », réplique Roberto. « À la cour ».

Cette fois-ci, la discussion sur l’usage nuancé des prépositions dans la langue anglaise n’aura pas lieu. Voilà les trois hommes à courir et à hurler comme des adolescents dans les souterrains de la prison. Très vite ils se retrouvent à l’air libre.

Il suffit de mentionner qu’un film a déjà raconté l’histoire, et de signaler qu’un des personnages l’a vu, pour qu’elle ait lieu. L’effet comique réside dans l’ellipse méta-référentielle, que le ton du film, à mille lieux du cinéma d’action américain, rend encore plus efficace. Si Roberto cite le cinéma américain (ou Walt Whitman, ou Robert ‘Bob’ Frost), c’est avec l’innocence de l’étranger pour qui tout fait signe et excède la simple fonction de décor. Sans rien perdre de sa lenteur, le film met bientôt en scène l’errance des trois personnages dans les méandres du bayou louisianais, où l’espace semble se dilater autant que le temps dans la prison. L’évasion n’aura été qu’une sorte de fondu enchaîné.

  • Down by law de Jim Jarmusch (1986)

Évasion #003

coucou

L’histoire se situe en 1944 en Laponie alors que face à l’avancée des Russes les Allemands battent en retraite. Ces derniers sont quelquefois accompagnés de jeunes Finlandais pour la plupart embrigadés de force. C’est le cas de Veiko qui, avant la guerre, comptait bien finir ses études à l’université sans avoir à tuer personne.

Sur un promontoire que forme un large rocher de granit, au bord d’une piste empruntée par les troupes de l’Armée rouge, on l’attache par la jambe à une chaîne fixée à un pieu enfoncé à coups de masse. Sur une couverture, quelques effets de soldat, dont un fusil et une paire de lunettes. Veiko se trouve fixé par une chaîne de moins de deux mètres comme le serait une chèvre servant d’appât. Et, de fait, l’uniforme allemand qu’on lui a fait endosser en territoire russe le voue à une mort certaine. S’il veut retarder le moment de sa capture et de sa mort, il n’a d’autre option que de se transformer en sniper.

Prisonnier à l’air libre, disposant pour se mouvoir d’encore moins d’espace qu’entre les quatre murs d’une cellule, et surtout placé à la vue de ses ennemis, Veiko va faire usage de toutes ses ressources physiques et mentales pour se libérer du pieu qui l’assujettit. En se libérant, il peut non seulement espérer se cacher pour sauver sa vie mais encore éviter de prendre celle d’autrui.

C’est d’abord en vain qu’il tente de briser sa chaîne en faisant usage de son arme.

À l’aide de la pointe d’un ouvre-boîte il retire de sa monture les verres de lunettes d’hypermétrope, arrache à une pousse de conifère un peu de sève qui lui sert à fixer l’un sur l’autre les deux verres, dans l’interstice desquels il insère de l’eau par une paille végétale. Au-dessus du pieu enfoncé jusqu’à la tête, il place une large touffe de mousse sèche, à laquelle il met le feu grâce à la loupe qu’il vient de fabriquer. Le feu est entretenu par des brindilles qu’il trouve aux alentours. Le foyer, éteint brusquement par de l’eau qu’on lui a laissé dans un bidon de métal, fissure la surface de la pierre et révèle la partie supérieure du pieu.

Pendant que des avions patrouillent en rase-motte et que les combats se rapprochent, Veiko, enchaîné et condamné comme Prométhée, et comme lui détenteur du pouvoir du feu, reproduit la même opération, dégageant à chaque fois un peu plus la tête de la barre. Mais le soir arrive et surtout le bois pour le feu vient à manquer : il faut tendre de plus en plus les bras pour aller chercher de plus en plus loin la matière végétale autour du rocher. Au moment où l’eau commence elle aussi à faire défaut, environ 10 cm ont été dégagés.

Ne disposant plus de combustible, Veiko décide alors d’extraire la poudre de chaque balle de son fusil. Il place le tout dans le trou, qu’il comble ensuite de pierres. Après l’explosion, la barre se trouve davantage dénudée mais tient toujours solidement au rocher.

Chaîne et bras tendus, il parvient alors avec la sangle de son fusil à ramener vers lui une pierre de granite. Une fois celle-ci en main, il s’agit de frapper latéralement la pierre contre la tige de métal. Cette tâche, éreintante, l’occupe toute la durée. Mais au soir il parvient enfin à déloger la tige. Il est libre.

L’évasion est ici doublement libératrice, puisqu’elle provoque chez Veiko, qui n’avait pas prononcé un mot jusqu’ici, un véritable torrent de paroles devant Anni, une veuve laponne, et d’Ivan, un soldat blessé de l’armée rouge. Trois personnages monolingues, ne parlant pas un mot de la langue des autres, se trouve forcés de coexister, ce qui donnent au sous-titrage, qui traduit les trois langues en une seule, une fonction inédite au cinéma.

Venu d’abord dans l’intention de se débarrasser de la chaîne qui continue de l’entraver avant de rentrer chez lui (la guerre est finie pour lui, et elle ne tardera pas à l’être pour tout le pays), il décide pourtant de rester auprès d’Anni et de son hôte russe. Les paysages de Laponie, jusqu’alors effrayants, s’adoucissent et prennent un aspect bienveillant, hors du temps et surtout de l’histoire où les termes de « fascisme », de « démocratie » ou encore de « guerre » perdent leur valeur.

  • Le Coucou, de Aleksander V. Rogozhkin (2003)