Évasion #015

Théo Panol, c’est un brave type, tout le monde s’accorde à le dire. Il tient en ville un magasin d’électroménager. On y trouve des rasoirs électriques, par exemple. Très pratique pour les femmes qui trouvent qu’à cinq heures leur amoureux commencent à piquer aux joues. Tous les jours, Théo s’absente quelques minutes de son commerce pour aller prendre un café à l’hôtel-bar-restaurant que tient Eva. De temps en temps il sort de son portefeuille un vieux ticket de métro (de métro parisien, on suppose) pour le tripoter délicatement, mais c’est, a priori, tout ce qui le rapproche d’Yves Montand dans le Salaire de la peur. Avant de quitter la France, il était vendeur au BHL. Aujourd’hui, de l’autre côté de l’Atlantique, la cinquantaine, il n’a rien fait de sa vie. Pas encore.

Un jour, alors qu’il sirote son express chez Eva, il assiste à ce qui ressemble d’abord à un accident : une voiture renverse un cycliste. Mais le chauffeur sort de son véhicule et commence à rouer de coups le jeune à vélo. Ce n’est pas n’importe quel jeune homme : Jérémie Tod, le fils de Charles. Qui, il y a des années, avec Tiv, la femme d’Amundsen, le type qui tient le port, et par extension la ville, et sa police, s’est retrouvé sur une route longeant la falaise. Une vieille histoire que personne dans le bourg n’a oubliée. Certainement pas Louise, la femme de Charles. Et certainement pas Amundsen. Aujourd’hui il s’agit de faire un peu peur au Jérémie Tod. De lui faire comprendre qu’il ne doit plus remettre les pieds dans la propriété d’Amundsen. Où vit Alix, sa fille. Dont Jérémie est sans doute en train de tomber amoureux. Il ne faudrait pas que la même histoire entre les deux familles se reproduise.

Bref, sans trop se l’expliquer, Théo intervient pour défendre le jeune homme qui vient de recevoir un coup de crosse de révolver sur la tête. Théo frappe le type à la solde d’Amundsen, qui tombe à la renverse et fait une mauvaise rencontre avec la chaussée. Il meurt sur le coup. Voilà Théo emmené au poste. On le juge. Il est condamné à trente ans de prison.

Le geste de Théo a soudain remis les choses à leur place. Il a eu le courage de sortir de sa lâcheté. Il a la conscience pour lui, comme on dit, comme il le dit lui-même. Le reste, finalement, l’indiffère. Son indifférence, il la rehausse même de sa certitude d’avoir fait ce qu’il devait faire. Cela le met à l’abri du désespoir. Physiquement, la prison, c’est dur. Mais psychologiquement, il a l’air de tenir. Il supporte même très bien d’être enfermé. Il a rencontré son destin. Mais il ne faudrait pas qu’il s’y complaise.

À l’extérieur, une petite troupe d’individus s’intéresse à son sort. Il y a Eva Kendall, qui tient l’hôtel-bar-restaurant. Louise Tod, la mère de Jérémie. Alix Amundsen. Elisabeth et Arthur Maiden, des clients d’Eva, dont on ne sait pas trop ce qu’ils sont venus faire dans cette ville, à part boire. Et Maurizio Brendell, le célèbre concertiste, qui joue toute la journée au piano pour combler le silence de la maison Tod. Tous finissent par se demander comment venir en aide à Théo. Comment le faire sortir de prison. Ils y pensent presqu’au même moment, quand monte le thème des variations Eroica de Beethoven chez les uns. En voyant à quelles extrémités en vient un chien d’être maintenu enfermé dans une chambre d’hôtel.

Deux problèmes se présentent à eux. Le premier, et non des moindres, est de donner à Théo l’envie de s’évader. La solution se présente assez vite : qu’il tombe amoureux. À la folie. Non pas à vouloir en mourir mais à prendre le risque de mourir pour sortir. Il faut le briser psychologiquement, le briser d’amour. Louise, chaque semaine, lui rend visite. Bientôt son charme agit. Devient une arme, lancée contre lui. Tomber amoureuse de ce brave type, c’est ce qui peut lui arriver de mieux, pense-t-elle (192). La réciproque est évidente. Si évidente même qu’arrive un moment où il vaudra mieux agir pour le faire sortir. Il serait capable de prendre les choses en main et de vouloir s’évader lui-même.

Le second problème, c’est de savoir comment. Aucun des membres de cette petite troupe n’est expert en la matière. On ne va pas braquer un pilote d’hélicoptère ou creuser un tunnel, ni encore moins faire scier ses barreaux. Ou ne va pas non plus le faire sortir en le cachant dans un sac à linge. Encore que. Puisque nous sommes dans un roman de Christian Gailly, on remplace le sac à linge par un piano. Un piano droit dans un piano à queue. Ce qui laisse la place pour un corps, voire deux. Une vie, ou deux. L’idée est donc celle-ci : proposer d’organiser un concerto de piano pour les prisonniers. Que la musique émeuve jusqu’aux larmes une partie d’entre eux, alors que l’autre partie se réfugie dans le sarcasme et l’agressivité. Créer ainsi les conditions d’un grand chahut pour glisser Théo dans le ventre vide du piano. Charger l’instrument dans une camionnette, direction le port où attend un navire, près de partir. Un tel plan est-il trop simple pour tromper l’administration pénitentiaire et Amundsen ? En tout cas, ils flairent quelque chose.

Finalement, tout le monde dans ce roman cherche, d’une manière ou d’une autre, à s’échapper à ses démons en agissant, une fois dans sa vie, de manière romanesque. En oubliant sa peur, pour trouver et exécuter une idée qui ne soit pas nécessairement bonne mais qui soit, au moins à ses yeux, belle. Croire qu’elle peut réussir, même si elle émane de pensées rêveuses, innocentes, mal ficelées, vaut bien mieux que d’attendre ou de ne rien faire. « Le merveilleux, il est là, monsieur », explique le directeur de prison, « ils s’évadent, ils essaient, ils savent que c’est voué à l’échec mais ils essaient quand même (…) parce l’échec, l’ultime, l’échec mortel, serait de ne pas essayer, vous comprenez ? » (219). Les personnages des Évadésse lancent donc dans « une conspiration du courage, cette solidarité grisée, ce complot des énergies » (Jean-Noël Pancrazi). Aucun ne prend le dessus sur les autres. C’est un projet d’évasion collective où chacun trouve sa part de liberté.

  • Christian Gailly. Les Évadés. Paris : Minuit, 1997.
  • Jean-Noël Pancrazi, « Les enragés », Le Monde, 1997.

Évasion #014

Entre 1940 et 1945, environ un quart de million de prisonniers de guerre français sont parvenus à s’évader des camps allemands. Pour ce faire, il convenait de franchir deux obstacles pratiques : les limites du camp lui-même et celles du Reich. Ainsi, au risque de se prendre une balle dans le dos au moment du départ s’ajoute celui de se perdre dans une Allemagne civile hostile, et ne sachant plus vraiment de quel côté l’on se trouve, se faire cueillir par les douaniers patrouillant le long de la frontière suisse. Inutile d’insister alors sur l’importance de la préparation qu’il convient d’apporter à son projet, et au cran dont il faut faire preuve au moment de sa mise en pratique. Ce travail d’imagination sous contrainte stricte et aux conséquences pratiques immédiates constitue le sujet de la conférence qu’en août 1942 le lieutenant Géraud de Bonnafos donne à un public de soldats blessés ou tuberculeux.

Évadé trois fois, Bonnafos est repris à trois reprises, subissant à chaque retour forcé au camp des brimades qui finissent par lui ruiner la santé. La chance lui a, dans ce cas, manqué, mais celle-lui sourit plus tard, et d’une manière inouïe, lorsqu’il se retrouve à faire partie du dernier train de prisonniers choisis par la Croix-Rouge pour un rapatriement sanitaire. De retour en zone libre, il est rapidement envoyé au sanatorium Martel de Janville.

Sur un ton qui mêle l’autodérision et le sens pratique, la présentation de Bonnafos passe en revue les moyens de partir à l’anglaise d’un camps allemand – moyens approuvés ou, c’est selon, rejetés par ceux qui ont, en grandeur nature, pu évaluer leur efficacité. Dans tous les cas, il convient de se munir de vêtements qui cachent sa qualité de prisonnier de guerre (PG), d’un peu d’argent et de papiers officiels suffisamment convaincants. Dans les camps, se constituent ainsi des équipes spécialisées de teinturiers, de couturiers et de faussaires. Il n’est pas non plus inutile, avant de partir, de parfaire son allemand en prenant quelques leçons auprès d’un professeur mis à disposition pour l’occasion.

L’évasion peut s’effectuer de diverses façons : on peut quitter les colonnes de prisonniers lors des marches hors du camp (30), couper les deux rangées de barbelés après avoir créé une diversion (32), sortir habillé en en officier allemand (41) ou civil allemand accompagné d’un camarade déguisé en ordonnance (33), creuser un tunnel (mais dans ce cas, que faire de la terre ?), emprunter les égout. Cette dernière technique, Bonnafos la connait particulièrement bien. Il en connait aussi les limites : la nuit de sa troisième évasion, un prisonnier tousse au niveau d’un puits fermé au-dessus duquel se trouve un garde-chiourme allemand, qui donne aussitôt l’alerte. Sur les cinquante-sept candidats à la fuite, quarante-trois sont interceptés.

D’abord quelque peu débordés par le nombre important de prisonniers français à gérer sur son territoire (1,85 millions), les Allemands se font souvent berner. Progressivement, les failles du système sont comblées et échapper à leur surveillance devient de plus en plus difficile. Et risqué. À cela finit par s’ajouter un dilemme moral, puisque toute évasion réussie se traduit par le refus des Allemands de renvoyer un prisonnier malade, transformé pour l’occasion en otage. Dilemme que le régime de Vichy, on s’en doute, n’a pas contribué à résoudre. Ce gouvernement, lit-on dans l’utile dossier qui accompagne le texte de Bonnafos, « a une position ambiguë par rapport aux évasions. Il ne les condamne pas directement, car elles concrétisent, somme toute, une valeur appréciée des militaires : le désir d’action. Mais Vichy ne saurait les encourager, pour d’évidentes raisons diplomatiques. L’État français collaborateur ne souhaite en effet par créer de tensions supplémentaires dans les relations avec l’occupant allemand. » (81)

  • Lieutenant Géraud de Bonnafos. Comment fausser compagnie à ses geôliers allemands. Paris : Pierre de Taillac, 2016

Évasion #013

« Mais il y avait certainement des ouvrages spéciaux que je n’avais jamais eu la curiosité de consulter. Là, peut-être, j’aurais trouvé des récits d’évasion. J’aurais appris que dans un cas ou moins la roue s’était arrêtée, que dans cette préméditation irrésistible, le hasard et la chance, une fois seulement, avaient changé quelque chose. Une fois ! Dans un sens, je crois que cela m’aurait suffi. Mon cœur aurait fait le reste. Les journaux parlaient souvent d’une dette qui était due à la société. Il fallait, selon eux, la payer. Mais cela ne parle pas à l’imagination. Ce qui comptait, c’était la possibilité d’évasion, un saut hors du rite implacable, une course à la folie qui offrit toutes les chances de l’espoir. »

  • Albert Camus. L’Étranger. Paris : Gallimard, 1942. Edition Folio, p. 164

Évasion #012

Ralph est un auteur dont les éditeurs s’obstinent à refuser les manuscrits et que la quarantaine incite à rentrer progressivement dans les habits de l’artiste raté. Une partie de son travail consiste à animer tous les jeudis des ateliers d’écriture à la prison des Baumettes. Dans ce cadre, il fait la connaissance d’un prisonnier condamné pour le meurtre de son épouse. Bove (clin d’œil probable à l’auteur Emmanuel Bove, auteur de Départ dans le nuit) semble vouloir aggraver sa peine en refusant toute sortie hors de sa cellule, toute communication avec les autres détenus, toutes autres pensées que celles qui le tiennent le plus proche possible de la femme qu’il a assassinée. Ralph est persuadé d’avoir affaire à un prisonnier au bord du gouffre. La peine qu’il s’inflige est en effet beaucoup plus sévère que les dix-huit ans d’incarcération auxquels la justice l’a condamné. Ce n’est qu’une question de temps avant qu’il ne veuille mette fin à ses jours.

Bove fascine Ralph, qui décide de le sortir de prison « coûte que coûte, par n’importe quel moyen, mais vivant » (77). Sans toutefois consulter l’intéressé. L’idée, il l’admet, est plutôt folle. Passe encore d’aider un prisonnier qui rêve de liberté mais organiser la fuite de quelqu’un « qui ne sait pas qu’il sera l’évadé, qui ne le désire peut-être même pas, est la plus absurde des entreprises » (81). Ralph n’y renonce pourtant pas. Car autre chose est en jeu, qui relève davantage d’une liberté rêvée par l’écrivain que du prisonnier en bout de course et pour qui la seule évasion possible passe par la mort.

Fin connaisseur des habitudes de la prison, observateur tout aussi attentif que discret de ses dispositifs de surveillance, y circulant à peu près comme il le souhaite sans provoquer le soupçon de la part de l’administration pénitentiaire, Ralph comprend que le seul moyen de faire sortir Bove de sa prison consiste à lui faire passer les portes qui le séparent du parking. Une solution s’impose alors : dans sa fuite, et son passage devant les caméras de surveillance de la maison d’arrêt, Bove doit se faire passer pour un autre. Ralph décide que cette autre, ce sera lui.

Il contacte son ami George, qui l’aide à créer un masque qui soit « la copie exacte de son visage » (92). En ajoutant une perruque et en portant des vêtements identiques, Bove sera en mesure, s’il suit attentivement l’itinéraire habituel de Ralph, de recouvrer rapidement sa liberté. Encore faut-il que Bove soit d’accord. « Qui vous dit que j’ai envie de sortir d’ici ? », lui demande ce dernier après avoir pris connaissance du plan d’évasion. Mais ces hésitations sont-elles sincères ? Ralph a-t-il affaire à un manipulateur qui confie à autrui le soin de s’occuper de régler les détails les plus fastidieux de sa sortie ? Au lieu de risquer sa propre liberté pour un homme qu’il connaît à peine, Ralph ne devrait-il pas plutôt obéir à son père qui le conjure, chaque fois qu’il vient lui rendre visite, de le sortir de la maison de retraite où il se morfond ?

Bove accepte de suivre à la lettre le scénario de Ralph. Tout se passe comme prévu et l’évadé trouve un refuge provisoire dans le voilier que George, l’ami de Ralph, a laissé à sa disposition, au port de la Cannebière.

Il fallait s’y attendre : cette liberté recouvrée n’est qu’apparente. Confiné à l’espace réduit de la cabine du bateau, sous un soleil marseillais, Bove conçoit bientôt une colère rageuse contre celui qui l’a fait sortir, presque contre son gré, de sa cellule— le seul endroit où il lui était possible de sentir la présence amoureuse de la morte. Incapable de rester plus longtemps dans sa planque, il prend la fuite. Ralph, qui venait lui rendre visite, le voit sortir du bateau et décide de le suivre, d’abord en train jusqu’à Aix, puis à pied jusqu’au lieu du meurtre de Mathilde, la femme de Bove. Là, les deux hommes s’affrontent et pour se défendre Ralph tue Bove. De retour à Marseille, ce dernier se présente à la police pour signaler son crime. On l’arrête. Il rejoint bientôt, en tant que prévenu, la prison des Baumettes.

Ce qui devait être un projet de dédoublement provisoire (le temps de passer sept portes de prison) est devenu une véritable substitution, un échange symétrique. La liberté de Bove se paie au prix de l’incarcération de Ralph. Le premier a dû prendre le visage et l’apparence du second ; le second a commis un crime similaire à celui du premier. Le premier s’évade ; le second se livre. L’un est un écrivain qui doute d’être jamais lu ; l’autre est un artiste qui ne produit que pour lui-même. Mais cette substitution ne se conçoit pas, dans le roman de René Frégni, comme un jeu à somme nulle. D’abord parce qu’en un sens, Bove est condamné depuis le début. Rien sur terre ne le retient. Ralph organise l’évasion d’un homme qui ne saura jamais se sortir de sa prision intérieure, il le tue ensuite alors qu’il est déjà mort. L’étrange amitié, quasi fraternelle, que Ralph conçoit pour Bove alors même que ce dernier l’étouffe et l’asphyxie (149), puis le meurtre comme dernier recours à sa propre survie, permettent au contraire, pour l’écrivain raté, de se retrouver un sens à sa propre existence.

Son scénario d’évasion s’est en effet révélé sans faille, et filé un temps par la police, qui le soupçonne d’être à l’origine de ce que le directeur de la prison ne peut désigner autrement que comme une évaporation, il parvient à se défaire de sa surveillance. Chacun de ses gestes doit dès lors se mesurer à sa capacité de contrôler le scénario de son propre récit. Pour la première fois depuis longtemps, il a le sentiment d’être vivant.

Où se perdent les hommes est avant tout un roman sur la fraternité et l’amour. Le projet « absurde, pour ne pas dire stupide » de Ralph le rapproche « du seul véritable ami » sur lequel il peut compter en ce monde (118). L’amitié recouvrée de George n’est pas factice puisqu’en contribuant à fabriquer le masque de Ralph et en acceptant de faire du bateau construit de ses propres mains le lieu d’une planque pour un homme qu’il n’a jamais vu, il fait pleine confiance à son ami, au risque de perdre lui-aussi sa liberté.

Cette fraternité se retrouve également dans la description des prisonniers, par des gestes et des attitudes qui dépassent la simple intention de se préserver du danger. Il n’est pas anodin de signaler que René Frégni est longtemps intervenu dans les prisons, comme son personnage principal.

Aux antipodes de Mathilde, la morte aimée par celui qui l’a tuée, se trouve Laure, l’ex-femme de Ralph, dont la déclaration d’un amour intact, enregistrée sur une cassette audio, procure à Ralph, au fond de sa cellule, un bonheur incommensurable. Les années pendant lesquelles il lui faudra y demeurer n’agissent donc ni comme le catalyseur illusoire d’une obsession (comme ce fut le cas pour Bove), ni comme l’obstacle à la liberté intérieure. La prison, qui l’habitait « depuis si longtemps », il lui semble normal qu’il l’habite à son tour (160) ; mais il sait aussi qu’à sa sortie, quelqu’un l’attend. Au lieu d’être le lieu de tous les enfermements, elle devient, pour Ralph (à la manière de Fabrice dans La Chartreuse de Parme), celui d’une promesse humaniste et amoureuse.

  • René Frégni. Où se perdent les hommes. Paris : Denoël, 1996. Edition Folio, 2008.

Évasion #011

Les mystères de chambre close forment l’image symétriquement inversée des récits d’évasion. Les premiers évaluent les manières dont un crime a pu être perpétré en dépit de la clôture apparente ou avérée du lieu où il a été commis. Les seconds décrivent les moyens par lesquels un prisonnier parvient à déjouer l’attention de ses geôliers pour se soustraire à un confinement physique a priori impossible à briser. Dans les deux types de cas, il s’agit de murs et de portes formant une frontière continue, mais qui dans les faits trahissent des signes de discontinuités logiques, temporelles ou topologiques.

Un récit des chambres closes doit exploiter ces discontinuités. « Comment peut-on raconter l’impossible, raconter ce qui précisément ne peut pas se raconter ? », se demande Dominique Descotes (23). Il faut que « d’une manière ou d’une autre, le lecteur se trouve placé devant un lacet strictement hermétique, mais que quelque part l’auteur ait trouvé un moyen de le traverser » (52) et qu’à la fin soit résolu pour le lecteur les conditions de la mise en scène d’une telle séparation. Il est « d’intérêt des auteurs de dramatiser l’impossibilité des meurtres en chambre close avec d’autant plus d’énergie qu’ils comptent bien faire valoir leur virtuosité en la dissipant » (47).

Ainsi, le lecteur des mystères de chambre close, face à l’apparente impossibilité logique de leurs résolutions, se laisse d’abord griser par les conditions incompréhensibles du crime. Il imagine (sans y croire vraiment) à la porosité des murs et à la transparence des portes. Il fait « en imagination, donc sans danger, l’expérience cathartique de la superstition (…) Le frisson de la chambre jaune et le plaisir de la lecture naissent du bref vertige qu’engendre » une telle tentation (215). Mais puisqu’il appartient à un registre faisant du réalisme un garant du pacte narratif, le mystère doit trouver sa résolution dans le monde naturel, à partir de ses lois fondamentales (39). Les choses sont, du point de vue narratif (et sous peine d’immense déception), condamnée « à revenir à leur vraie place ». Le roman policier à chambre jaune constitue, selon Dominique Descotes en conclusion de son ouvrage, « le seul genre littéraire qui donne lieu à cet exercice intellectuel de catharsis salutaire » (218).

Le candidat à l’évasion profite des mêmes discontinuités. Quand les gardes pénètrent dans la cellule après en avoir actionné la serrure, ils n’y trouvent personne, et se demandent où a bien pu passer celui qui en toute logique devrait encore y demeurer (99). Les conditions matérielles de son incarcération ont dû être modifiées, et c’est a posteriori que, pour eux, ces modifications trouvent leur place dans la chaîne des événements. Mais le récit d’évasion se présente rarement sous forme de mystère, vu du point de vue des surveillants. Il s’agit plus souvent suivre dans ses détails la préparation de l’évasion.

Les récits d’évasions adoptent donc, en général, le point de vue du prisonier— d’où, au cinéma, l’importance des gros plans. Les spectateurs et les lecteurs sont tenus à l’intérieur du lacet herméneutique. Ils assistent à la chaîne logique des gestes et des attitudes qui s’acharnent à enfreindre l’intégrité de la matière. Si catharsis il y a, elle réside dans l’admiration que procure le spectacle d’un ordonnancement des apparences (aucun bruit, aucun geste, ni matière ne doit provoquer le soupçon), la dissimulation des intentions, et le sourd travail contre le temps et l’espace. Tout cela dans des circonstances difficiles, quand les mains s’acharnent sur les failles des surfaces et les corps jouent contre la montre. Souvent tout aussi affectif que physique, un tel spectacle impose une forme de sympathie pour celui ou ceux dont l’intelligence surpasse la subordination physique et mentale à laquelle ils ont été condamnés.

  • Dominique Descotes. Les Mystères de chambre close. Paris : Honoré Champion, collection « Champion essais », 2015.