Quitter la Terre #006

« En troisième lieu, comprendre que si, subitement, tu t’élevais vers le ciel pour examiner les choses humaines dans leur diversité changeante, tu les mépriserais, parce que tu verrais en même temps dans toute son étendue le séjour des êtres aériens et éthérés ; sache aussi que, toutes les fois que t’élèveras ainsi, tu verras les mêmes choses, de même espèce et de peu de durée. Et c’est de cela qu’on tire de l’orgueil ! »

  • Marc Aurèle. Pensées XII, 24, in Les Stoïciens, Paris : Gallimard, La Pléiade, p.1245

Quitter la Terre #005

L’idée, à l’époque, le tentait. Il avait réussi les tests et commencé l’entraînement. Sa situation de Polytechnicien, « donc en situation militaire régulière » (119), faisait même de lui un très bon candidat. Mais aujourd’hui, quinze ans plus tard, aller passer « une petite semaine en orbite », il n’est plus très chaud, Meyer. Son collègue Blondel, qui a enfin réussi à refourguer au gouvernement son projet de système spatial de détecteur sismique, se permet d’insister (« il me manque quelqu’un. Il m’en faut cinq et j’en ai quatre » 116). L’ingénieur, pourtant meilleur connaisseur « des systèmes propulseurs que des engins propulsés » (114), finit par accepter. On le rassure : c’est l’affaire d’un mois, tout au plus.

Meyer n’a pas encore quitté la surface de la planète qu’il fait montre d’une forme de distanciation ironique qui le place déjà hors-sol. C’est, il est vrai, toujours un peu le cas dans les romans d’Echenoz. Comme si plus encore que ses lecteurs les personnages avaient conscience de participer à une intrigue romanesque de seconde main. Au reste, l’engin spatial prévu pour l’expédition ne sort pas directement de l’usine d’assemblage. Il a vu de meilleurs jours : « On nous le prête très gentiment mais nous n’avons pu, malheureusement, tout remettre à neuf » (169). Dans la cabine, on a certes procédé à un nettoyage habituel (comme on le fait pour les rames de train ou de métro, la nuit venue) mais sans prendre la peine de détacher les autocollants ni d’effacer les graffiti laissés ici et là par des passagers lors de vols précédents (171). Côté mécanique, se rassure-t-on, et malgré cette impression d’avoir affaire à un vieux clou, tout est en parfait état de marche.

L’entrainement dans une base militaire secrète de province puis en Guyane est des plus classique. Meyer et ses quatre acolytes (Bégonhès, le pro de Pau, DeMilo, un narrateur occasionnel qui aime regarder le ciel mais d’en bas, Lucie la belle inconnue pas si inconnue et un « civil », député de son état, dont le seul mérite apparent est d’avoir contribué au bouclage du budget de cette opération) sont soumis aux mouvements des simulateurs et aux séjours toujours plus pénibles en caisson de confinement. Il s’agit de se préparer à l’expérience de l’arrachement du sol. Sept minutes environ pendant lesquelles une ménagerie se déchaîne et où « le crabe et le mammouth » passent alternativement ou ensemble sur les ventres et les poitrines. Il s’agit aussi de comprendre la condition de l’être ayant quitté l’atmosphère : il a bien plus à redouter l’enfermement claustrogène (« Rien n’égale en horreur le milieu confiné » 140) que le silence éternel des espaces infinis.

Cette épreuve physique et mentale ayant été décrite en trompe-l’œil lors des séances de simulation, on s’attarde sur l’engin aux toutes premières secondes de son décollage : « Un instant il reste immobile sur l’aire de lancement, paraît basculer sur sa base comme un arbre scié, mais se rétablissant à la verticale il se détache du sol, s’arrache à contrecœur, pas plus vite qu’une petite mobylette en montée » (185). Au bout de dix minutes « broyé par la pression », l’ « on vient enfin de s’injecter en orbite » (186). Le silence revient. « Nous parcourons enfin, musique des sphères, le vide cosmique interstellaire ».

Ce n’est pas la première fois que des êtres humains quittent l’atmosphère de la Terre en échappant à la gravitation. Du coup, on rêve moins. En l’absence d’équipe de télévision venue d’Europe saisir en direct l’événement (seul des photographes de gazettes locales on fait le déplacement), on dirait même que « tout le monde s’en fout, maintenant » (173). En même temps, un nombre minuscule d’individus (cosmonautes, spationautes et astronautes) peuvent réellement se targuer d’avoir fait l’expérience de l’arrachement du sol et d’un séjour dans l’espace. Nous trois pose la question de la valeur du récit d’une expérience universellement connue mais dans sa plus large part vécue seulement par quelques uns. Que dire d’un lancement d’engin spatial à propos duquel chacun croit avoir déjà tout lu et entendu ? Une manière qu’a trouvé Echenoz (et qui forme sa marque de fabrique) d’éviter que cela sente un peu trop le déjà-vu est de poser, justement, l’expérience comme recyclée et ramenée à son expression la plus prosaïque. À « trois cents kilomètres du sol et trente mille kilomètre à l’heure » (197), le seul enchantement possible réside dans l’écart stylistique, paradoxal ou analogique, qui ramène la beauté de l’expérience au niveau des pâquerettes. Par le hublot, la vue sur la Terre (si longtemps imaginée avant 1961) est à la fois inédite et trop mainte fois montrée pour surprendre encore. « Le fantasme de ‘l’immensité intime’ n’envahit pas le réel », commente Alexandru Matei. « La diégèse reprend sa veine réaliste, et le récit le vacillement des sujets dans leur besoin du quotidien (…) un tangage, jamais tranché, entre le centripète et le centrifuge (Matei 85).

Sur cette crête difficile à tenir, l’expérience de l’apesanteur vécue par les voyageurs est relatée avec le plus de constance. Elle répond à tous les attendus et s’octroie les plus longues descriptions. Le personnage échenozien, au fond, n’aime rien temps que les situations extrêmes que les circonstances le forcent à subir. Celles-ci l’incitent à reprendre à nouveau frais le rapport aux gestes et aux sensations dans l’espace. Or dans l’espace, en absence de gravité, s’y casse autant la figure qu’au sol, mais « c’est juste qu’on se la casse différemment ». Et « non seulement on s’y casse la gueule mais on s’y essouffle très vite aussi » (188). Et finalement on trouve cela agréable. Plus agréable même que de se prélasser sur Terre, surtout quand celle-ci se met à trembler. La résistance physique, si sollicitée lors des entraînements, n’aura finalement eu pour but que de permettre que rien ne pèse : « sans plus d’effort que si c’était une éponge, une carte postale, du bout du doigt l’on y soulève un bulldozer, quinze bombardiers, la gare de Lyon » (192). Cette sollicitude de l’apesanteur atteint son apogées à deux moments : celui de la sortie extravéhiculaire de De Milo et celui du baiser échangé par Lucie et Meyer.

  • Jean Échenoz. Nous trois. Paris : Minuit, 1992.
  • Alexandru Matei. Jean Échenoz et la distance intérieure. Paris : L’Harmattan, 2012.

Quitter la Terre #004

Tout est rigoureusement vrai dans ce roman. Aucun fait n’a été imaginé ni modifié, aucune information extrapolée ni sortie de son cadre logique ou chronologie. Voici donc le récit de la dernière mission de la navette spatiale Atlantis, partie de Floride un jour pluvieux de juillet 2011 pour rejoindre, après vingt-quatre heures d’une approche prudente, la Station spatiale internationale.

Tout est vrai, donc, à ceci près que l’auteure n’a vécu aucun des événements qu’elle relate. Si bien qu’elle se trouve dans la situation de devoir tout croire, à commencer par les images, innombrables, qui documentent sur internet le détail de cette mission très correctement mise en scène par la Nasa. Il ne s’agit pas, bien entendu, de remettre en cause la véracité des informations glânées sur internet, mais de les organiser de manière suffisamment tangible pour donner une idée de ce que cela signifie de quitter, pour une dizaine de jours, le plancher des vaches et de se retrouver à tourner autour de la terre, assistant seize fois toutes les vingt-quatre heures à l’apparition du soleil sur l’horizon.

La vie est faite de ces toutes petites choses est en effet faite de ces toutes petites choses. La couleur des vêtements portés par les astronautes ; la chanson qui les réveille chaque « matin » ; les paroles échangées avec la Terre ; le détail des repas, les gestes nécessaires à la toilette et au coucher ; les objets, les expériences, les rituels. On sait bien que les protagonistes eux-mêmes ont fait et refait les mouvements nécessaires à l’accomplissement de leur mission et à la réalisation des tâches quotidienne et que rien – autant que cela est possible – n’est improvisé.

Sauf que tout, une fois à plusieurs dizaines de kilomètres de la surface du globe, se passe dans un état d’apesanteur (ou d’impesanteur, comme préfère le dire Christine Montalbetti) qui remet en cause jusqu’aux plus simples principes de la vie quotidienne. Le plancher de la navette et de la station est réduit à un signe aléatoire, une surface sur laquelle, éventuellement, s’aggriper, mais en rien le sol d’expérience en quoi nous sommes habitués à concevoir la surface de la Terre. Dans cet état d’extrême vitesse et de flottaison, « l’intuition du monde », comme la nomme Husserl, tout ce qui « est solidaire et se tient » est remis en question (Husserl 13). Non seulement de manière ontologique, mais pratique.

L’équipage se voit ainsi sous un régime de contrainte double : celui du surentraînement auquel il a été soumis pour les préparer aux conditions du vol – à commencer par l’arrachement de la Terre de la navette – et une fois en orbite celui d’une suspension du principe physique de la pesanteur, forçant les corps à une lenteur des gestes qui distend « l’instant dans le déploiement somptueux et féerique des actions filmées au ralenti » (142). Sans velcro ni barre d’appui, rien ni personne ne tient longtemps à sa place. La légère pression des doigts sur le clavier de l’ordinateur a pour effet de faire remonter le corps (148). D’où l’utilité des sangles. Même au repos le plus parfait, le mouvement de distole et de diastole du cœur provoque – paraît-il – au fond de soi une petite quantité de mouvement susceptible de faire déplacer légèrement le corps flottant (153).

La perception que ce corps qui n’a plus à répondre aux conditions de la verticalité s’efface progressivement, pour ne plus passer que par la vue. On peut alors « parfois oublier presque qu’on a un corps, et se sentir seulement une conscience flottante. À contempler la Terre, comme ça, on a le sentiment de se réduire à ce seul regard » (290). C’est à une nouvelle phénoménologie que chacun a affaire. Libéré de la pesanteur, même revenu sur Terre, l’astraunote continue de diffuser une aura à proportion de « l’invisible transformation ontologique » qu’il aura subie. La somme des petites choses qui constituent la vie, vécues sans pesanteur, fait du ciel le lieu contradictoire d’une « célébration de l’instant » (160) et d’un impossible séjour.

  • Christine Montalbetti. La vie est faite de ces toutes petites choses. Paris : P.O.L, 2016.

Quitter la Terre #003

En plein Seizième siècle à Séville, « à l’époque la plus terrible de l’Inquisition » (Karamazov 269), on repère Jésus dans la foule, en train de procéder à quelques miracles. Il est promptement arrêté sous le prétexte bien réel qu’il constitue un sérieux obstacle au bon fonctionnement de l’Église et de la société. Ce n’est ni d’amour ni de liberté que l’humanité a besoin, lui explique le Grand Inquisiteur venu le visiter dans sa cellule, mais de subjugation. D’ailleurs, « jamais les hommes ne se sont crus aussi libres qu’à présent, et pourtant, leur liberté, ils l’ont humblement déposée à nos pieds » (Dostoïevski 272). Lui, ici, constitue un contre-sens historique dangereux. On ne veut pas de lui. Aussi le condamne-t-on à mourir le lendemain sur le bûcher.

Partons à présent du principe que Jésus n’est jamais revenu sur Terre, comme l’imagine Ivan dans Les Frères Karamazov. La raison en est simple : il ne l’a jamais quittée. Son ascension ajournée, le Sauveur a erré parmi les siècles et tout autour du monde sans jamais rien accomplir, son rôle se limitant à observer les turpitudes et les malheurs des Hommes. Après deux mille ans d’un tel régime, dégoûté par ces spectacles, humilié par la responsabilité qu’on veut encore lui faire porter et trop conscient de son inutilité, il décide de tout arrêter. « Maintenant je n’en peux plus et je rentre, je m’en vais, je vous laisse. Je ne peux pas faire plus, les forces me manquent. Le moral surtout » (Delecroix 533).

Reste à trouver le moyen de réaliser son départ de la Terre. L’occasion se présente à l’automne 2016 (sic) avec le dernier vol habité de la navette spatiale américaine en direction de la Station orbitale internationale. Les techniciens de la Nasa effectuent leurs dernières vérifications, et bientôt vont y prendre place cinq astronautes : deux Américains protestants, un Russe orthodoxe, un Mexicain catholique et un Français juif athée. Avec Jésus en passager clandestin, ça fera six.

Dire que rien ne disposait Chaïm Rosenzweig, le narrateur de cette aventure, à participer à ce vol est un doux euphémisme. Romancier à la production modeste et gérant du pressing familial, frère d’un écrivain autrement plus lu que lui, amoureux indécis et philosophe raté, c’est par hasard autant que par erreur qu’il quitte son 18e arrondissement parisien pour se retrouver dans les centrifugeuses et les piscines du centre spatial de Houston, prêt (plus ou moins, mais plutôt moins que plus) à assurer les fonctions de chroniqueur de service de cette dernière mission dans l’espace. Son caractère facétieux, ses a priori intellectuels, ses manières de prendre presque systématiquement le contre-pied des consignes officielles horripilent le commandant Harold Pointdexter, qui aimerait se croire dans une production hollywoodienne alors que tout pointe (dans l’esprit du jeune Français) vers le vaudeville grotesque.

Comme le dit si justement le père du jeune Français, « on n’envoie pas un juif dans l’espace par hasard » (53). Fort de cette observation, Chaïm, qui ne sait rien encore de la présence, dans les soutes, d’un célèbre congénère (le lecteur l’apprendra au même moment que lui, à mi-chemin du roman, soit après plus de trois cents pages), finit par considérer que ce voyage constitue la continuation la plus logique d’un destin collectif, que la mythologie goy a condamné au déplacement perpétuel et à qui un de ses membres (c’est lui) se voit offrir la possibilité (pourvu qu’on confonde le Ciel et les Cieux) d’aller examiner d’un peu plus près à quoi ressemble la Terre du point de vue de Yahvé. Voici donc l’occasion rêvée de faire plus fort encore que son ancêtre Meïr Heschel ben Josef, né en 1656 à Damas et mort un peu moins de trois siècles plus tard de tribulations en plein naufrage européen.

Le Russe Sergei, lucide à égale proportion de son désespoir, y va pour fuir l’amour ; et la vérité est que « les hommes les plus désespérés et les plus lucides, ce ne sont pas les philosophes, les écrivains et les poètes, ce sont les cosmonautes ou ceux qui les envoient valser là-haut (…) Et si tu les regardes bien dans les yeux, tu vois. Tu vois qu’ils ont juste envie d’aller se pendre. C’est pire que s’ils avaient lu Schopenhauer tout entier » (233).

Antonio, quand à lui, y va parce que l’Américaine Beth y va.

Et Beth y va parce que c’est elle qui organise l’installation du passager clandestin dans les soutes de la navette.

En un sens, cette navette, c’est ce qu’on a invité de mieux « en matière de volonté de néant » (88). Après des mois d’entraînement, une fois l’engin en l’air, Chaïm fait l’expérience d’un « plaisir subtil, honteusement délicieux au moment de l’arrachement à la Terre et l’écrasement consécutif que l’on ressent (…) Ce plaisir diffus, très légèrement teinté de suave culpabilité, c’était justement, celui de partir. Je veux dire : partir tout court, partir de manière intransitive » (87).

Quitter la Terre, s’arracher de sa puissance gravitationnelle pour se placer dans « extase muette » d’une orbite (73) ou le démiurge « parle et travaille » (73) : la machine à extraire de l’absurde et cruelle existence terrestre sa substance métaphysique finit par opérer sans même qu’il faille renouer avec la religion. Il suffit de monter. Quelque chose « m’aspirait là-haut, qui était toujours parvenu à me faire lâcher prise malgré mes efforts pour me retenir à moi-même ». Un peu comme si Dieu lui même l’empoignait par les sangles (56). Ici, pense-t-il alors, pour les quelques jours que vont durer cette mission, « c’est la fin de l’homme » (74).

Jésus a beau ne pas dire grand-chose, il convainc l’équipage du bien fondé de sa décision. Il n’est finalement pas si difficile « de trouver des raisons de quitter la Terre » (174), même sans savoir très bien (et le mot est faible) où aller ensuite.

Partir figure donc comme motif commun aux six compagnons de voyage. Et faut « être là-haut, au seuil de cet autre monde qui ne connaît plus de bornes, pour comprendre toute la vanité pitoyable contenue dans une expression comme celle de conquête spatiale : c’est à jamais un froid démenti que [le Démiurge] oppose à toute prétention de conquête, justement, de territoire et d’appropriation (73).

Roman comique et sérieux, loufoque et facétieux, teinté de poésie, Asension, avec son bon demi-kilo de charge utile, invite ses lecteurs à faire de l’apesanteur le lieu idéal de la parole fictive.

  • Vincent Delecroix. Ascension. Paris : Gallimard, 2017.

Quitter la Terre #002

L’affaire est ambitieuse mais quelques réunions suffisent aux membres du Gun Club pour se mettre d’accord sur le principal. S’il s’agit d’envoyer un boulet vers la Lune et de s’assurer qu’il atteint sa cible, il faut d’abord que celui-ci soit assez grand pour être observé de la Terre à partir du plus puissant des télescopes. Il doit donc être construit d’une certaine taille, fait d’un alliage assez léger pour minimiser son inertie, envoyé avec assez de force pour lui permettre d’atteindre la stratosphère en quelques secondes à partir d’un point du globe qui l’avantage dans sa montée perpendiculaire au plan d’horizon, dans l’anticipation du moment où la Lune sera la plus proche de la Terre. C’est de l’ingénierie de toute première classe, mise au point par d’anciens combattants de la guerre civile américaine à qui la science de la balistique offre le moyen d’oublier leurs corps d’estropiés, bricolés de crochets et de jambes de bois, et de se dégourdir l’esprit en traçant de pures trajectoires en direction du ciel.

Ce projet technique prend brusquement une toute autre allure lorsque le Français Michel Ardan (un homme fait d’une seule pièce) convainc ses interlocuteurs de transformer le boulet en véhicule. Lui, ira sur la Lune. Peu importe que sa voix ne porte pas au-delà des premiers rangs de la foule immense venue l’écouter parler : son ardeur irradie et sa volonté est sans faille. C’est un astre. Il parle au nom du genre humain, et justement, annonce-t-il, l’humanité ne doit en rien se sentir bornée, « renfermée dans un cercle de Polilius qu’elle ne saurait franchir » (XIX). S’il réussit dans son entreprise, alors suivant son exemple la moitié de la Terre aura d’ici vingt ans emprunté un de ces nouveaux trains « dans lesquels se fera commodément le voyage ».

Deux questions se posent. La première consiste à savoir si la Lune (et les autres corps célestes de l’univers) sont habités. Le théologien, le naturaliste, le chimiste, le philosophe ont quelque chose à dire sur ce point. Mais puisqu’Ardan ne se réclame d’aucune discipline savante, puisque justement il ne sait rien (et il aime à le répéter), le meilleur moyen de satisfaire sa curiosité et celle des autres est d’aller y voir. En désarmant le doute, il neutralise aussi la seconde question, celle du pourquoi : il n’y a pas de pourquoi, ni du reste de pourquoi pas, puisque cela est possible. Le projet est en marche, tous les calculs ont été effectués, les principes établis ; il ne demande qu’à ce qu’on évide l’engin pour lui faire un peu de place à l’intérieur. Cela change tout du point de vue de l’humanité, mais du strict point de vue de l’ingénieur, cela ne change pas grand-chose.

L’air ? Il en produira grâce à la chimie. La nourriture ? Il en emportera assez pour survivre quelques mois. L’eau ? Qui doute que la Lune en ait un peu, et puisqu’il sera tout seul sur place cela sera toujours assez pour lui. Ardan annule la controverse en invoquant la noblesse de sa cause plutôt que la garantie de sa propre survie. Le saut dans l’inconnu n’est pas (pour lui), un saut dans la fiction ou la folie mais dans l’administration de la preuve.

Sauf qu’à aucun moment il n’envisage un retour. « Je ne reviendrai pas! » On comprend pourquoi « à cette réponse, qui touchait au sublime par sa simplicité, l’assemblée » des trois cents mille hommes et femmes venus le voir et l’écouter (toute une humanité en soi, et ils seront cinq millions le jour du départ) reste sans voix. Tout ce qu’Ardan demande, c’est qu’on place dans l’âme du canon (un canon enterré, qui veut qu’on s’enfonce dans la Terre pour mieux échapper à sa force gravitationnelle) le boulet dans lequel il aura trouvé sa place.

Qu’il n’y ait aucun retour sur l’investissement, si ce n’est une forme de gloire, tous les souscripteurs de ce projet l’acceptent. En donnant un peu de leur fortune personnelle pour une cause non commerciale, ils manifestent une forme d’enthousiasme pour la science qui, se contentant de se réaliser dans une idée de mécanique, n’est dangereuse pour personne. Elle aurait même tendance à rassembler les nations. Une fois acceptée, la proposition d’Ardan, qui est une proposition de non-retour, ne soulève aucune forme d’opposition. Elle est évacuée par les participants au projet et par l’humanité tout entière qui les observe par des questions plus pressantes et plus matérielles. Le non-retour, chose acquise sans discussion, se transforme en immense non-dit.

Finalement il ne partira pas seul. Accompagné de deux compagnons, anciens ennemis jurés, il quitte la Terre. Aucun adieu pour elle. Si l’on avait voulu la fuir on ne s’y serait pas pris autrement. Pour le lecteur d’aujourd’hui, c’est sans doute le plus grand des mystères dans cette histoire. On est prêt à croire à tout (et tout est fait pour suspendre le doute) mais on n’arrive pas à s’imaginer que trois hommes, sans aucune volonté ni moyen de retour, puissent quitter la terre d’une manière si cavalière, tout entiers concentrés sur la seule idée de leur destination.

Avant son départ, il regrette qu’on n’ait pas donné à son engin une forme plus élégante, plus gracieuse. À quoi bon ? lui répond-on du côté des ingénieurs américains. Eh bien, « mais il faut toujours mettre un peu d’art dans ce que l’on fait ». « Cela vaut mieux », ajoute-t-il. Cela vaut-il mieux parce qu’on y gagne en valeur, ou cela vaut mieux parce qu’on ferait bien de penser à l’art comme garant non négligeable du succès de l’aventure ?

  • Jules Verne. De la Terre à la Lune (1865).