Filature #049

Puerto_limon

Lorsqu’on a pris le risque de gruger la World Lovelies, une agence internationale de rencontre qui sert de paravent à des activités moins licites que l’amour, il vaut mieux disparaître rapidement sitôt son larcin accompli. Rapidement et loin, et sans jamais s’arrêter longtemps en un même lieu. Ces deux-là (Alex et Antonia) s’aiment ou croient encore s’aimer. De port en aéroport, de bus en car, à pied même, ils ont, s’imagine-t-ils, encore « quelques milliers de kilomètres destinés à déjouer les filatures éventuelles, avant de rejoindre leur magot planqué au soleil » (12). Après quoi, la belle vie.

Ils ne sont pas les seuls : tout le monde est plus ou moins tenté de se servir sur les comptes de la World Lovelies pour disparaître et filer à deux des jours heureux. Dans Ces deux-là, dernier des « six romans expérimentaux du XXe siècle » de Patrick Deville, il n’y a pas de tour d’ivoire amoureuse, même sur les plages rêvées de Puerto Limon. Le parcours de trois couples (qui s’aiment ou croient s’aimer) vont « s’entortiller brins à brins, pour tresser les rets de la providence ou la corde du pendu » (47).

La World Lovelies ne connaît pas de frontières. Elle divise le monde en cinq zones, avec autant d’aisance qu’une police municipale à l’échelle de sa commune. Parcourir la moitié de la planète pour échapper à ses éventuels poursuivants est donc chose vaine. Il ne faut jamais très longtemps à l’organisation pour repérer ses cibles et dépêcher l’agent chargé de récupérer les fonds. « Les jours passant, on se surprend à regarder sans cesse derrière soi, quand c’est toujours devant qu’un vrai professionnel vous attend » (26).

Les leurres de la liberté sont donc aussi nombreux que les illusions de l’amour. L’écart entre illusion et lucidité redouble lorsqu’à la page 86 du roman apparaît celui qui ressemble à un narrateur doté d’une certaine omniscience. L’homme n’a pas quitté sa chambre d’hôtel depuis une dizaine d’années. Lorsqu’il expose sa théorie des focos, qui consiste à infiltrer chaque coin de la Terre, on ignore si la World Lovelies constitue la réalisation ou le contre-modèle de cette rêverie mi-révolutionnaire, mi-crapuleuse, et qui dans les deux cas balaie les rêves de liberté.

Au reste, peu importe. Si les personnages en cavale sont rapidement retrouvés, et ceux qui disposent encore d’une part d’autonomie sont mis rapidement sur la trajectoire d’une catastrophe, ils sont tous suivis par leur propre spectre. Double d’eux-mêmes, plus jeunes qu’eux et surtout plus purs dans leurs intentions, ils servent de preuve qu’au-delà de toutes les illusions (romanesques et amoureuses), persiste le soupçon d’un petit fond irréductible de l’être, capable de se retourner sur lui-même pour évaluer le temps perdu à vivre.

  • Patrick Deville. Ces deux-là. Paris: Minuit, 2000.
  • Anne Sennhauser, « Présences paradoxales du romanesque dans la fiction contemporaine », Itinéraires, 2013-1 | 2013, 65-79. Disponible en ligne. (https://itineraires.revues.org/807)

Filature #048

Islamistes, agents de la Défense et de l’Intérieur, représentants d’officines semi-privées, journalistes : puisque tout le monde se méfie de tout le monde, tout le monde aussi se surveille et s’infiltre. Jusqu’à saturation ; et sans toujours s’y retrouver. Ainsi les identités réelles sont elles incertaines et problématiques et les relations apparentes « dissimulent, en fait,, des liens d’intentions et des plans tenus secrets » (Boltanski, 35). Il faut en tout cas que la situation soit suffisamment sérieuse en cette fin d’été  2001 pour que les services spéciaux de la Défenses, habitués à des théâtres d’action extérieurs, se mettent à intervenir sur le territoire national, en plein Paris.

Fennec est l’un de ces agents. Infiltré dans un réseau islamiste du 20e arrondissement, il sent sa situation de plus en plus menacée par la méfiance elle aussi grandissante de ceux qu’il doit surveiller et le manque d’instructions claires de la part de ses supérieurs. Il doit, s’entend-il dire, gérer à vue (529). Son inquiétude le pousse à vouloir se rapprocher d’Amel Balhimer, jeune journaliste qui enquête sur la mort de trois radicaux peut-être liés par un projet d’attaque imminente. Fennec se sait surveillé par les RG ou la DST, qui ignorent tout de sa véritable identité. Et « s’il s’était toujours débrouillé pour échapper aux filatures », il sait aussi que « sa chance finira par tourner court ».

Amel Balhimer quitte son domicile et Fennec, qui la surveillait de l’extérieur en hésitant sur la façon de l’aborder, décide dans un premier temps de la suivre. Or la journaliste est surveillée par des agents du ministère de l’Intérieur, qui repèrent par la même occasion celui qu’ils croient être un barbu. Amel est donc suivie par Fennec qui est suivi par la DST… et par un jeune garçon chargé de rendre compte de ses déplacements pour le compte de Mohamed Touati, l’imam salafiste de la mosquée. Tout le monde remonte « la rue de Fécamp en direction de l’avenue Daumenil », où Amel descend dans le métro. Le parcours de la jeune femme (et celui de sa traîne invisible) s’achève au Canapé, un restaurant situé dans la cité de la Roquette, non loin de la Bastille. Elle y retrouve Jean-Loup Servier, un cadre consultant en informatique dont elle a fait connaissance quelques semaines plus tôt.

Karim reste à l’extérieur. Il se maintient « dans le flot des passants, là sans y être vraiment », bougeant « pour se mêler aux courants qui allaient et venaient sur le trottoir » (533). Son regard oscille entre la porte de l’établissement, « le ciel et sa montre ». Il note alors la présence du gamin de la mosquée, « son rémora ».

Or Jean-Loup Servier, nous le savons depuis peu de temps, n’est pas non plus celui qu’on pense. Et de l’intérieur de l’établissement où il s’est attablé avec Amel, il repère lui aussi la présence dans la rue d’agents de surveillance. Il décide de sortir avec Amel et de semer ses fileurs. C’est d’autant plus la panique du côté de la DST qu’on se rend compte qu’une équipe de surveillance de la police est également à l’œuvre.

Résumons : Amel est suivie par Karim, qui est suivi par des agents de la DST et par un mouchard de la mosquée, ainsi que par une équipe du Quai des Orfèvres. Karim finit par remarquer la présence du mouchard, Servier identifie celle de la DST, et la DST l’équipe des policiers. « Le coin grouillait d’équipes qui se répartissaient des objectifs multiples en temps réel » (536). Seule Amel ne voit rien.

Karim décide alors d’ « éloigner son ombre » et d’abandonner sa filature d’Amel et de Servier. Peu importe alors si le gamin reste derrière lui. Il a pourtant l’intention de le faire un peu transpirer.

L’immeuble du passage Charles-Dallery dans lequel pénètrent Amel et Servier forme un espace que Philippe Vasset nommerait une zone blanche, et qui selon Servier constitue sans doute « la dernière vraie zone d’autonomie temporaire » (538). Personne n’y réside : « Bienvenue dans une anomalie administrative », un espace libre dans lequel il « est donc possible de se glisser pour concevoir, de façon éphémère, des espaces libres de toute contrainte ». Servier explique alors à Amel que l’immeuble dispose de trois portes de sortie, donnant sur trois rue différentes. Il lui revient de choisir celle par laquelle sortir. Amel se décide pour la rue Charonne.

  • DOA. Citoyens clandestins. Gallimard, Folio Policier, [2007], 2015.
  • Boltanski, Luc. Énigmes et complots. Une enquête à propos d’enquêtes. Paris: Gallimard, NRF essais, 2012.

Filature #046

« On ne dira jamais assez combien il est agréable de suive quelqu’un, d’oublier son quotidien pour s’immerger silencieusement dans celui d’un autre. Les objets les plus simples, les gestes les plus anodins deviennent brusquement énigmatiques : pourquoi la personne suivie a-t-elle salué cet homme ? Et pourquoi hésite-t-elle devant cette porte ? On note les numéros, on repère les trajets, les contacts, on va parfois jusqu’à écouter les conversations, sans parvenir à éclaircir totalement certains points, qui resteront à jamais obscurs. À force de la pister, de l’attendre, de la perdre parfois, la cible finit par occuper tout l’espace de notre vie : on ne vit plus que pour elle. Existe-t-il une sensation plus délicieuse que celle de ne plus s’appartenir ? Sans responsabilités, sans horaires ni devoirs, on est uniquement préoccupé d’une silhouette dans la rue. »

Philippe Vasset, La Conjuration. Paris: J’ai lu, 2014 (Fayard 2013).

Filature #045

simenon_homme

L’idée est des plus simples. Puisqu’il n’a pas le début du commencement d’un indice expliquant la mort d’Ernest Borms, assassiné dans le Bois de Boulogne « à une centaine de mètres de la Porte de Bagatelle », Maigret annonce par voie de presse que la police va procéder à la reconstitution du crime. Les curieux attirés par l’annonce seront alors pris en filature, dans l’espoir que l’un d’eux ait un rapport avec l’affaire.

Janvier appelle son patron pour lui annoncer qu’il a sans doute repéré leur suspect : « Il n’a pas la conscience tranquille… En traversant la Seine, il a jeté quelque chose dans le fleuve… Il a essayé dix fois de me semer… Je vous attends ? » (139). Maigret rejoint rapidement Janvier au Nain Jaune, boulevard Rochechouart. L’oiseau s’y trouve encore. Il les observe de ses « prunelles claires, d’un bleu gris (…) On ne pouvait pas appeler ça de la morgue, ni du défi. L’homme les regardait simplement » (140). Maigret ne se prive pas, de son côté, de l’observer. Sans doute, à son allure, un Polonais. Le commissaire dépêche un photographe pour prendre son portrait volé en vue d’une diffusion dans les divers services de police.

En attendant, il s’agit de suivre l’homme qui, de tout évidence, ne veut à aucun prix conduire le commissaire jusqu’à son domicile. Comme celui qui se fait appeler Mai dans Monsieur Lecoq d’Émile Gaboriau, le défi pour le Polonais consiste à circuler dans Paris jusqu’à ce que de guerre lasse, Maigret le laisse partir. Or, soliloque le commissaire, « si tu as de la patience, j’en ai au moins autant que toi… » (141).

Tout le monde ignore alors que cette surveillance serait citée par la suite comme « la plus caractéristique, peut-être, de la manière de Maigret » (138), qu’elle « deviendrait classique et que des générations d’inspecteurs en répéteraient les détails aux nouveaux » (148). Étrange filature en tout cas, qui consiste contre toute logique pour le suivi à feindre de ne pas l’être. Ainsi, après une première nuit passée dans un hôtel d’assez bon standing (le suspect dans une chambre, et Maigret dans le hall d’accueil), les deux hommes se trouvent « pour ainsi dire côte à côte » dans un bar où ils prennent le petit-déjeuner.

Bientôt, une « curieuse intimité » s’établit entre eux (144), au point que, « détail cocasse », ils attrapent en même temps un rhume. « Ils ont le nez rouge. C’est presque en cadence qu’ils tirent leur mouchoir de leur poche ».

Le combat que se livre les deux hommes est un combat d’usure, et Maigret apprend dès la deuxième journée que son adversaire n’a plus que de deux cents francs sur lui. Bientôt, chaque pièce compte. « Plus que vingt francs », calcule Maigret, « plus moyen de te payer une chambre (…) reste onze francs cinquante » (145-6). Combien de temps, se demande-t-il, faut-il à « un homme bien élevé, bien soigné, bien vêtu », pour perdre « son vernis extérieur lorsqu’il est lâché dans la rue ? » (145). Quatre jours seulement. Quatre jours pour descendre jusqu’au « dernier degré de l’échelle » (147). De restaurant en café, d’hôtel de passe en cinéma, de bar en tripot, l’homme, de plus en plus pauvre et dans un état de fatigue et de faiblesse de plus en plus avancé, se trouve, au quatrième soir, contraint de dormir dehors par une température de « huit degrés sous zéro ».

Certes, Maigret dispose d’associés pour prendre les relais et sa bourse est bien plus garnie que celle de son suspect. Mais s’il redouble d’opiniâtreté, c’est qu’il a fait de cette filature une affaire personnelle. Ainsi ne prend-il guère le temps de rentrer chez lui. De plus, l’état de plus en plus délabré de son suspect l’empêche de fréquenter des lieux d’où Maigret pourrait téléphoner pour se faire relayer. Au quatrième jour, Maigret parvient pourtant à appeler son bureau. On a identifié l’homme. Il s’agit bien d’un Polonais, en France depuis trois ans, un certain Stéphan Strevski marié à une Hongroise, « une fille splendide qui répond au prénom de Dora » (147).

Au cinquième jour, « l’homme avait (…) collée à ses vêtements une sourde odeur de misère. Ses yeux plus enfoncés. Le regard qu’il lança à Maigret, dans le matin pâle, contenait le plus pathétique des reproches ».

C’est une seconde annonce que fait publier Maigret dans L’Intransigeant qui provoque la fin de la filature. On y signale la disparition de l’épouse de Strevski. Avec ses dernier sous, le Polonais achète le journal et, lisant la nouvelle de la fuite de sa femme, quitte la file d’attente d’une soupe populaire et se rend immédiatement à Maigret.

De retour Quai des Orfèvres, entre deux bouchées d’un sandwich qu’il dévore à pleine bouche, le Polonais explique au commissaire que son épouse Dora est l’assassin d’Ernest Borms. La sachant en sûreté, il peut enfin se dénoncer. Presqu’à contre cœur, Maigret fait alors entrer Dora dans son bureau.

Plus tard, en attendant son procès (il a pris un des meilleurs avocats de la place), Strevski rend régulièrement visite à Maigret. C’est lui, apprend-on en guise de conclusion, qui lui a appris à jouer aux échecs.

  • George Simenon, « L’Homme dans la rue », in Maigret et les petits cochons sans queue. Paris : Presse de la Cité, [1939], 1953.

Filature #044

egouts

Les moments de rupture d’une filature sont souvent ceux d’une rupture de la connaissance topographique de l’espace où elle a lieu. Dans Les Misérables, Hugo fait de ces circonstances autant de retournements de situation où les identités, au lieu de s’affirmer, s’échangent et s’effondrent dans l’entre-deux spatial que constitue la limite entre le monde souterrain des égouts et celui, en surface, de l’ordre policier.

Si Javert perd de vue l’homme (il s’agit de Thénardier) qu’il file jusqu’au bord de la Seine, et comprend trop tard que ce dernier s’est engouffré dans le « corridor voûté et obscur » d’un égout, c’est par méconnaissance des rapports discrets qu’entretiennent le monde de la surface de Paris (« ville éternelle ») et celui des souterrains (« égout insondable »). Cette méconnaissance est d’autant plus vexante pour l’agent des forces de l’ordre que pour passer le seuil de cette bouche protégée par une grille, l’homme qu’il a suivi jusqu’à ce point a utilisé une clé officielle (« une clef de gouvernement ! »).

Javert avait, pour anticiper sur le risque de perdre sa cible quelque part dans les rues de la capitale, dépêché une voiture manœuvrant parallèlement à sa trajectoire selon « une stratégie irréprochable ». Non seulement cette précaution ne sert à rien, puisqu’elle ne peut s’appliquer au monde souterrain qui pourtant dispose lui-aussi de « ses rues, ses carrefours, ses places, ses impasses, ses artères et sa circulation », mais elle a pour conséquence de rendre visible la présence des deux agents à la vue des passants en cette nuit de barricades. La filature en échec se trouve exposée au regard de tout un chacun.

Thénardier n’est pas le seul homme derrière la grille fermée à clé. Jean Valjean portant Marius agonisant, après une traversée souterraine de Paris, est lui aussi, mais par l’autre sens, parvenu jusqu’à la limite pour lui infranchissable de ce seuil. Une double confusion identitaire le sauve : Thénardier ne reconnaît pas Valjean et s’imagine qu’il est un voleur assassin essayant d’échapper à la police. Il lui propose de le laisser sortir en échange de la moitié du butin. Sachant que Javert rode dans les environs, sa proposition vaut tout le contraire d’une libération. Valjean, quant à lui, reconnaît Thénardier mais ne dit mot. Il ignore que le policier qui le traque depuis des années se trouve de l’autre côté de la grille. Le devenir autre de l’ancien forçat, comparé quelques lignes plus tôt à Jésus portant sa croix, perçu ici comme un assassin, est assumé comme tel, selon le principe du consentement par le silence. « Plus Thénardier était loquace, plus Jean Valjean était muet », jusqu’à en devenir « ‘stupide’, le mot est du vieux Corneille, au point de douter que ce qu’il voyait fût réel ».

Lorsque, une fois à l’air libre, Valjean se retrouve face à Javert, il le reconnaît ; mais pas plus que Thénardier Javert n’identifie Valjean. Pour le policier, l’homme qu’il a suivi jusqu’à la grille est le même qui émerge du sous-terrain. Au lieu de garder le silence de son anonymat, ou de se faire passer pour un autre, comme quelques instants plus tôt, Valjean décide de s’identifier auprès du policier qui se dresse face à lui :

– Qui êtes-vous ?

– Moi.

Ce « moi » ne vaut plus pour n’importe quel autre. Il est pourtant, dans un premier temps, énoncé comme si évident qu’il n’a pas besoin d’être accolé à un nom. « Qui, vous ? », demande Javert. « Jean Valjean », répond alors l’ancien forçat. S’il ne « ressemble plus à lui-même », voici que revenu à la surface il reprend pourtant la place à laquelle il lui semble, à la fin, appartenir. Valjean redevient Valjean au bout d’une filature dont il n’a pourtant pas fait l’objet.

Ce jeu de permutations identitaires ne s’arrête pas là puisque Javert se transforme en individu dans lequel il ne pourra bientôt pas se reconnaître en tant qu’agent de police. Après avoir aidé Valjean à mettre Marius à l’abri, dans un geste irréfléchi, il le laisse s’échapper. Au bout de cette nuit extraordinaire, il se jette dans la Seine.

Qu’elle soit désirée ou non, rendue explicite ou pas par le narrateur, on le voit, plus que jamais, la filature offre rarement les conditions simples d’un dévoilement identitaire de ses protagonistes.

  • Victor Hugo, Les Misérables, Cinquième partie, livres 2 et 3 (1862)