Lorsqu’on a pris le risque de gruger la World Lovelies, une agence internationale de rencontre qui sert de paravent à des activités moins licites que l’amour, il vaut mieux disparaître rapidement sitôt son larcin accompli. Rapidement et loin, et sans jamais s’arrêter longtemps en un même lieu. Ces deux-là (Alex et Antonia) s’aiment ou croient encore s’aimer. De port en aéroport, de bus en car, à pied même, ils ont, s’imagine-t-ils, encore « quelques milliers de kilomètres destinés à déjouer les filatures éventuelles, avant de rejoindre leur magot planqué au soleil » (12). Après quoi, la belle vie.
Ils ne sont pas les seuls : tout le monde est plus ou moins tenté de se servir sur les comptes de la World Lovelies pour disparaître et filer à deux des jours heureux. Dans Ces deux-là, dernier des « six romans expérimentaux du XXe siècle » de Patrick Deville, il n’y a pas de tour d’ivoire amoureuse, même sur les plages rêvées de Puerto Limon. Le parcours de trois couples (qui s’aiment ou croient s’aimer) vont « s’entortiller brins à brins, pour tresser les rets de la providence ou la corde du pendu » (47).
La World Lovelies ne connaît pas de frontières. Elle divise le monde en cinq zones, avec autant d’aisance qu’une police municipale à l’échelle de sa commune. Parcourir la moitié de la planète pour échapper à ses éventuels poursuivants est donc chose vaine. Il ne faut jamais très longtemps à l’organisation pour repérer ses cibles et dépêcher l’agent chargé de récupérer les fonds. « Les jours passant, on se surprend à regarder sans cesse derrière soi, quand c’est toujours devant qu’un vrai professionnel vous attend » (26).
Les leurres de la liberté sont donc aussi nombreux que les illusions de l’amour. L’écart entre illusion et lucidité redouble lorsqu’à la page 86 du roman apparaît celui qui ressemble à un narrateur doté d’une certaine omniscience. L’homme n’a pas quitté sa chambre d’hôtel depuis une dizaine d’années. Lorsqu’il expose sa théorie des focos, qui consiste à infiltrer chaque coin de la Terre, on ignore si la World Lovelies constitue la réalisation ou le contre-modèle de cette rêverie mi-révolutionnaire, mi-crapuleuse, et qui dans les deux cas balaie les rêves de liberté.
Au reste, peu importe. Si les personnages en cavale sont rapidement retrouvés, et ceux qui disposent encore d’une part d’autonomie sont mis rapidement sur la trajectoire d’une catastrophe, ils sont tous suivis par leur propre spectre. Double d’eux-mêmes, plus jeunes qu’eux et surtout plus purs dans leurs intentions, ils servent de preuve qu’au-delà de toutes les illusions (romanesques et amoureuses), persiste le soupçon d’un petit fond irréductible de l’être, capable de se retourner sur lui-même pour évaluer le temps perdu à vivre.
- Patrick Deville. Ces deux-là. Paris: Minuit, 2000.
- Anne Sennhauser, « Présences paradoxales du romanesque dans la fiction contemporaine », Itinéraires, 2013-1 | 2013, 65-79. Disponible en ligne. (https://itineraires.revues.org/807)