Filature #004

roi

Des habitants d’un village en contrefort des Alpes disparaissent sans laisser de trace. Malgré les recherches de Langlois, capitaine de gendarmerie (l’action se situe majoritairement au milieu du 19e siècle), l’assassin reste introuvable. Un matin d’hiver, Frédéric, propriétaire d’une scierie, voit descendre un homme d’un immense hêtre qui côtoie sa propriété. Après avoir constaté que dans l’arbre se trouve le cadavre d’une nouvelle victime, et mu par une curiosité qui confine à la fascination, Frédéric II décide de suivre l’homme.

Pendant une demi-journée, « au pas du promeneur » (491, 492, 493, 496), il entraîne Frédéric à travers bois et champs. La trace des pas sur la neige (« comme gravée au couteau » 492) facilite la filature, mais n’empêche pas Frédéric de vouloir maintenir avec lui un contact visuel constant, comme un chasseur avec sa cible (492). Les deux hommes progressent jusqu’au sommet de l’Archat, qui forme la limite du monde connu. Au-delà se déploient des étendues immenses qui forment « la géographie d’un nouveau monde » (492).

Dès lors, Frédéric se fait « renard » (494, 495, 496). Silencieux et aérien, sa vision des choses et les actions qu’il entreprend pour suivre l’assassin se trouvent ordonnées par la nécessité constante de ruser. Sa crainte face au danger est à la fois pondérée par la certitude que jamais l’homme ne se retournera, et à la fois raffermie par l’étrangeté de cet assassin qui rentre tranquillement chez lui comme de retour d’une promenade. Ce dernier entre dans le village de Chichilianne puis rejoint sa demeure. Frédéric en voit sortir un jeune garçon, parti acheter « cinq sous de tabac » pour son père. Frédéric refait le chemin en sens inverse pour prévenir Langlois, lequel procède à la surveillance nocturne de la maison de l’assassin puis à l’arrestation et à l’exécution — en dehors de tout cadre légal— de celui-ci.

À cette filature de Frédéric II fait écho d’autre formes de poursuites au cours desquelles l’espace montagnard — le monde réel — prend des proportion en accord avec les enjeux philosophiques du roman de Giono. Mais le personnage principal d’Un roi sans divertissement n’est ni l’assassin ni Frédéric, mais Langlois, qui prend conscience de sa propre monstruosité, révélée lors d’une traque nocturne dont la proie est un loup.

Un roi sans divertissement de Jean Giono. Paris : Gallimard, édition de la Pléiade, vol. 3, 1974.

Filature #003

bruges

Inoccupé et solitaire, Hughes Viane vit à Bruges dans le souvenir de son épouse morte cinq ans plus tôt. Alors qu’ailleurs le monde « s’agite, bruisse, allume ses fêtes, tresse ses milles rumeurs », la ville belge incarne et adoucit ses regrets. Un soir, sortant d’une église, il aperçoit une jeune femme dont la ressemblance avec son épouse l’emplit de stupeur. Il suit la femme, à la fois fasciné par la force du hasard et effrayé par cette ressemblance, « qui allait jusqu’à l’identité ». Un être existe, absolument pareil à celui qu’il a perdu.

Le lendemain, à la même heure du soir, il retrouve la jeune femme. Tout aussi machinalement que la veille, il la suit. « La morte était là devant lui : elle cheminait ; s’en allait. Il fallait marcher derrière elle, s’approcher, la regarder ». Après être entrée dans le théâtre, Hugues comprend que la femme qu’il suit est l’actrice Jane Scott. Plus tard, il l’aborde. Le sortilège de la ressemblance et de la filature s’opère dans ce récit de la même manière que dans le roman de Boileau-Narcejac D’entre les morts et dans Vertigo de Hitchcock. « Ligne d’horizon » tout à la fois de l’habitude et de la nouveauté, la ressemblance provoque l’enivrement et nourrit une forme de pénétration réciproque entre l’illusion et le miracle. L’obsession tourne à une forme folie.

D’abord timide et réservée, Jane devient bruyante et menteuse. La jalousie pousse Hughes à l’épier, à « roder autour de sa demeure, fantôme nocturne ». Finalement, c’est à la fenêtre de sa chambre conjugale, alors que la ville passe dans une longue procession religieuse, qu’il tue Jane, plus ressemblante encore à son épouse morte que vivante.

La ville constitue, dans un premier temps, le lieu incarné de la perte et du deuil. Aux yeux de Hugues, Bruges s’identifie à la morte : « Bruges était sa morte. Et sa morte était Bruges ». Le premier soir, Jane et Hughes s’enfoncent dans le dédale embrumé des rues de la ville. Dans le moment de cette filature, qui reste un acte individuel et secret, Hughes ne prend pas conscience de la nature incongrue de son acte : « c’était sa femme qu’il suivant, qu’il accompagnait ». Le deuxième soir, Jane comprend qu’elle est suivie. La filature devient une forme de jeu duel. Puis, une fois la liaison amoureuse connue, ce sont mille yeux aux fenêtres et aux miroirs que les habitants de la ville les observent, les jugent. La ville se fait alors l’espace mouvant et fluide d’une filature collective : « on savait même où elle habitait, et que le veuf allait la voir tous les soirs. Encore un peu, on aurait dit les heures et son itinéraire… ».

Bruges-la-morte de Georges Rodenbach. Paris : Flammarion, 1892.

Filature #002

Ce n’est ni un policier ni un détective, mais un homme qui « appartient à cette vaste et importante catégorie d’êtres qui hantent les grandes villes : ceux qui s’épanouissent en cachette » (166). Depuis son enfance, il pratique le suivi personnel des anonymes. Ne voulant rien savoir sur ceux et celles qu’il file, on n’en saura pas davantage sur les raisons qui le poussant à faire de la filature une occupation qui, si elle constitue pour lui une source d’excitation et parfois même de jouissance, reste « sans utilité sociale ». Régie « par aucun concept » (169), ne franchissant le seuil d’aucune singularité (172) pour qui n’est à la recherche d’un quelconque secret, elle constitue une passion ordinaire élevée au rang d’objet pur, dont l’aspect concret se dispute à la forme la plus avancée de l’abstraction.

Pour être pratiquée avec succès, une filature doit obéir à des règles rigoureuses. L’une d’elle consiste à « sculpter la distance » (167), tantôt la réduisant à quelques centimètres, tantôt l’augmentant jusqu’au point où la rupture semble inévitable. En jouant de cet écart, le suiveur joue de son invisibilité. Pour parvenir à un état d’effacement complet, deux principes s’imposent à lui. Le premier consiste à se donner l’allure de celui qui ne se soucie pas de sa destination. Prétendre s’adonner à la flânerie reste, depuis Baudelaire, le meilleur moyen de ne pas se faire voir. Le second a pour but de maintenir l’objet exclusif de son attention—l’homme ou la femme qu’il suit—à la marge de son champ visuel, donnant toujours l’impression de regarder ailleurs. La foule anonyme qui entoure et s’interpose entre le suiveur et le suivi forme une sorte de « glace sans tain » et complète le dispositif.

Au gré des circonstances, la solidité de ces principes est testée par le suiveur et donne lieu à un nombre infini de variantes aux dimensions labyrinthiques. C’est alors que de technique la filature se change en art. Lorsque, par exemple, le suiveur précède la personne qu’il suit, il inverse spatialement les rôles, augmente les chances d’un échec. D’invisible, le suiveur « devient visible et par là même acquiert la véritable invisibilité : être vu sans être reconnu » (171-2). Le plaisir, alors « n’en est que plus aigu » (171). Au-delà (ou en deçà) de ces situations paradoxales, l’acte de filature offre à celui qui s’y adonne le moyen de se faire l’observateur attentif du comportement étrange des êtres ordinaires. En effet, « la rue est gorgée jusqu’à la gueule pour qui sait les surprendre de milliers de petites façons insolites qui démentent l’idée de normalité » (174).

Sur des dizaines de carnets, le narrateur de cette nouvelle de Bruce Bégout a consigné le détail de ses filatures. Il décide de faire le récit de l’une d’entre elle, choisie pour avoir laissé dans son esprit « un souvenir étrange et imputrescible ». Au sortir du travail, il décide de suivre une femme dont l’allure lui donne l’impression d’une certaine liberté. Or au bout de quelque temps, il se rend compte qu’un homme le suit. Suiveur, le voici, en même temps, suivi. « Je devais continuellement regarder en avant et en arrière, doublement à l’affût » (177). C’était, dit-il, palpitant. Rapidement, il comprend que l’homme qu’il imagine être son suiveur n’a pas conscience de sa présence. Tous les deux sont donc sur les pas de la même jeune femme. Son art de la filature est donc « si sûr » qu’il échappe au regard de sa cible et de son (second) suiveur. Dans cette mise en abyme involontaire de sa propre condition, il lui semble « coïncider totalement avec le moment présent » (180) jusqu’au moment où la jeune femme se retourne vers lui et l’aborde. Son irruption de face lui semble d’abord si improbable qu’il en reste sans réaction. Elle lui parle parce qu’elle a besoin de lui : l’aidera-t-il à se débarrasser de l’homme qui la suit ? En acceptant de faire barrage à l’inconnu, le suiveur éprouve alors « un immense contentement » à laisser filer sa cible.

« Le suiveur » in L’Accumulation progressive de la noirceur de Bruce Bégout. Paris : Allia, 2014.

Filature #001

steps

À la fin de l’été 1993, l’inspecteur Wallander séjourne à Rome en compagnie de son père. Il s’agit d’un voyage souhaité par ce dernier, dont on vient de diagnostiquer les premiers signes de la maladie de Parkinson. La nuit précédant leur retour en Suède, le portier de l’hôtel (un étudiant en théologie) réveille Wallander pour le prévenir que son père a quitté l’établissement à pied. L’inspecteur s’habille rapidement et le suit. C’est la première fois, se dit-il, qu’il file son père (35). Le vieil homme se dirige vers la Piazza di Spagna où pendant plus d’une heure il reste assis en haut des marches. Il se dirige ensuite vers la fontaine de Trevi devant laquelle il contemple l’eau jaillissante. De loin, sa silhouette forme « un minuscule point noir » et lorsqu’un lampadaire l’éclaire de plus près, c’est un regard brillant et vague que renvoie son visage. Le père décède quelques semaines plus tard.

Outre l’énigme policière sur laquelle repose ce roman (une série de meurtres mis en scène de manière particulièrement sadique), Wallander est confronté à trois questions personnelles : Pourquoi son père a-t-il si violemment rejeté, quinze ans plus tôt, son désir d’embrasser la carrière de policier (147) ? Pourquoi a-t-il souhaité ce séjour à Rome, lui qui déteste voyager ? Comment interpréter cette escapade au milieu de la nuit, dont il ne se dira pas dit un mot ni le lendemain ni les jours suivants ? Wallander entrevoit, au cours de ce dernier épisode, « le paysage intérieur secret de son père » mais il ne l’interroge pas sur ce qui constitue, rétrospectivement, « la filature la plus secrète qu’il ait jamais menée ».

S’il n’a pas pu, ou voulu, « franchir la frontière invisible » (36) entre lui et son père en l’interrogeant sur sa sortie, c’est par respect tempéré par la peur de lui déplaire et de le voir s’éloigner à nouveau de lui. Autant qu’au père, mais de manière moins secrète, ce voyage a compté pour un fils soucieux, à près de cinquante ans, de faire la paix avec sa famille. Mais aujourd’hui, ballotté et forcé de rapidement trouver l’assassin de plusieurs victimes dans une société qu’il ne reconnait plus, le temps lui manque pour porter le deuil (396).

L’épisode de la filature, raconté et vécu sous l’angle double de la protection filiale et du mystère paternel joue, dans ce roman, comme un épisode irrésolu en contre-point de l’intrigue principale. Mais par rapport à elle, il sert aussi de chambre de résonance, la meurtrière (une femme nommé Yvonne Ander) emportant dans sa tombe – et comme son père – la raison profonde de ses actes. « Il se demanda à quoi pensait son père au moment de sa promenade solitaire (…) C’était comme si Yvonne Ander et son père se faisaient signent de part et d’autre d’un fleuve. Alors qu’ils n’avaient rien en commun. Ou bien ? Wallander se demanda ce que lui-même avait en commun avec Yvonnes Ander. Il n’avait pas de réponse à cette question » (574).

La Cinquième femme de Henning Mankell, traduit du suédois par Anna Gibson (2000). Paris : éditions du Seuil, collection « Points policier », 2001.

Filatures

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Une filature (shadowing, tailing en anglais) répond de manière générale aux critères suivants :

1. Tension. Il s’agit de suivre, sans la perdre de vue, une personne qui, elle, ne doit pas avoir conscience d’être observée. Il résulte de cette situation une tension asymétrique qui risque d’être rompue, soit par la perte de contact visuel de la personne suivie, qui disparaît, soit par le repérage, par celle-ci, de son suiveur, qui perd alors son caractère d’invisibilité. À l’élément visuel peut se substituer d’autres moyens d’observation. La traque, contrairement à la filature, repose sur la conscience partagée d’un acte de poursuite.

2. Mouvement. La filature doit incorporer une dimension spatiale, qui force les protagonistes au déplacement. L’itinéraire suivi participe de l’opacité du mystère porté par la personne suivie—il peut même s’y substituer—en même temps qu’il fournit une partie de ses réponses. La plupart du temps urbaine, la filature peut se réaliser à pied ou par les moyens d’autres modes de transport. Un tel type de récit offre de nombreuses variantes (espace virtuel, suiveur immobile disposant des moyens technique d’observation, etc.) Même si elle peut faire partie du dispositif, la surveillance statique se distingue de la filature.

3. Désir. Le secret dont la personne suivie est porteuse motive un désir de découverte, qui peut se révéler après le début de l’action. Le récit de la filature offre au lecteur, par la description des lieux traversés, et leur mise en relation, de participer au dévoilement et à la réalisation du désir de savoir. Cette volonté peut être pondérée par les circonstances, jusqu’à transformer la filature en rêverie sans but précis, ou au contraire se transformer en une obsession qui se réaliser à l’exclusion de toute autre action.

4. Réflexivité. À la fois effraction et élément constitutif d’une quête, désir de savoir et hantise de se révéler, la filature peut acquérir une dimension réflexive sur le roman lui-même et sur les questions qu’il soulève. Se demander qui est-ce que je suis, n’est-ce pas, dans un même mouvement, se demander qui je suis, et dans ce cas, me suivre moi-même ? Cette double—voire tripe—question semble inscrite, jusqu’à la caricature, dans nombre de récits.

Nous débutons ainsi une série de billets ayant pour but de recenser des scènes de filature rencontrées (ironiquement) au hasard des lectures, dans des œuvres de fiction (récits ou films).