Filature #008

Wad Krylov

Photo Wad Krylov

Policier puis détective, Milo, la cinquantaine approchant, n’est aujourd’hui qu’un « cop-for-rent » pour une firme de sécurité du Montana. Au début d’un hiver qui s’annonce rude, Sarah Weddington, une ancienne amante de son père, le contacte pour lui demander de satisfaire sa curiosité : non loin de chez elle, tous les jeudis, un homme et une femme se retrouvent en voiture, parlementent pendant une heure, puis se séparent. Milo peut-il découvrir l’identité de ces deux personnes et la raison de leurs rencontres ? Devant l’insistance de Sarah, la simplicité apparente du travail et la somme qui lui est promise pour l’accomplir, Milo accepte. « It would be an easy job, tagging people who weren’t thinking about somebody tailing them—if they were worried about tails, they wouldn’t have me at the same place so many times—maybe too easy for a man of [his] talent » (58). Au même moment, son patron lui demande de suivre une autre femme pendant un jour ou deux, en attendant qu’une autre société de surveillance prenne le relai.

Cette seconde filature se solde par un échec aux dimensions comiques. Milo suit celle qu’il croit être la bonne cible jusque dans un bar (« a pleasure to tail » 61), où la serveuse, qui le connaît, la présente à lui : ils finiront le soir même dans le même lit. Ayant pris conscience de son erreur d’identification, le lendemain il repère cette fois-ci la bonne personne. Celle-ci se rend à l’aéroport. Milo achète un billet pour continuer de la suivre mais une fois l’avion décollé et en route pour l’Utah, il se rend compte qu’il est le seul des deux à avoir embarqué. « She certainly had ditched me neatly » (67).

Milo n’est pourtant pas un amateur. Il a appris l’art de la filature auprès d’un ancien policier qui, pour l’exercer, lui demandait de choisir au hasard « a perfect stranger off the street and making [him] dog the man or the woman for days on end » (53). Mais le quotidien de Milo est aujourd’hui rythmé par le manque de sommeil et l’abus d’alcool et de cocaïne. Malgré ses deux dernières tentatives infructueuses, et la difficulté objective d’effectuer seul un travail de ce genre, il décide d’honorer son engagement auprès de Sarah, et prend le parti de travailler à l’ancienne : « old-fashioned and cheap would work on a cream puff of a job like this… » (73). Lors de la rencontre hebdomadaire entre l’homme et la femme, il se place à distance respectable des deux véhicules. Mais l’homme prend brusquement peur et quitte les lieux en catastrophe. Milo le prend alors en filature.

Tout semble laisser penser que l’homme se sent suivi. Au cours de la traversée d’une partie du Montana et de l’Idaho, il multiplie les brusques accélérations, emprunte inopinément des sorties d’autoroutes, fait des arrêts suspects dans des aires de repos : « he still thought he might have a tail but didn’t have the slightest idea how to shake one » (77). Finalement, après une route de plusieurs heures, et sans doute convaincu de n’être plus suivi, il s’arrête à Elk City, dans l’Idaho, où il trouve refuge dans une cabane située à mi-chemin d’une colline, sur une route non goudronnée. Milo passe la nuit au haut de la route. Au matin, alors que l’homme s’apprête à repartir, sa voiture, qu’il venait démarrer, explose. Il meurt sur le coup. Paniqué, Milo prend alors la fuite après avoir pris dans le coffre de la Toyota à moitié détruite un sac de couchage faisant office de valise. Une fois à proximité de son propre véhicule, il se rend compte que pendant la nuit, on l’a piégé également : une grenade à moitié dégoupillée est reliée à la pédale d’accélérateur. Milo prend alors conscience qu’alors qu’il filait l’homme, il était lui-même l’objet d’une filature. « They knew me, all right… I wondered how many people they had working the tail—at least four, I guessed, and damn professional work at that » (86-87).

Au petit arsenal que contient le sac de couchage, s’ajoutent un paquet de cocaïne et un autre de cannabis. Une fois son véhicule sécurisé, Milo décide de s’approprier le contenu du sac et de poursuivre sa route en direction de l’état de Washington, d’où, d’après le seul document trouvé sur lui, l’homme mort semblait venir. Lors d’un arrêt qu’il effectue le long de l’autoroute I-90, Milo repère ses suiveurs : quatre hommes dans quatre véhicules différents. Il décide de les semer. Mais pour Milo la suite n’a rien de simple. Loin de là.

 Dancing Bear, de James Crumley. New York : Vintage Contemporaries, 1983.

Filature #007

lecoq-image

Une nuit d’hiver, trois hommes sont tués dans une auberge mal famée de la banlieue de Paris. La police, arrivée très vite sur place, arrête un homme qui, sans nier les faits, proteste de son innocence en invoquant la légitime défense. Tout semble indiquer que celui qui se fait appeler Mai a raison. Mais Lecoq, un des policiers, devine que l’accusé n’est pas le saltimbanque vagabond qu’il prétend être. En effet, si l’histoire qu’il raconte au juge Segmuller semble d’une grande cohérence, elle n’explique pas la présence de deux femmes au moment du crime et dont la neige tombée cette nuit-là a pu conserver la trace des pas. Lecoq et son collègue (le bien-nommé Absinthe) effectuent une première filature en suivant le plus loin possible l’itinéraire suivi par les deux femmes et un complice, à présent disparus. Avant un réchauffement de l’air, ils effectuent ensuite le relevé de leur découverte par les moyens de prise d’empreinte. La neige, « immense page blanche », sert de pellicule photographique à ces « clichés, qui manquaient peut-être de netteté » mais qui restent « fort suffisants encore comme pièce à conviction ».

À la certitude « quasi religieuse » de Lecoq d’avoir affaire à un homme qui cache son identité s’opposent les apparences, qui à première vue sont validées par les faits. Devant ce défi, Lecoq doit imposer sa méthode de déduction grâce à une connaissance visuelle des faits et gestes du prisonner. L’ancien mathématicien, assistant d’astronome, décide alors de surveiller « nuit et jour » le prévenu dans la cellule grâce à un trou percé dans le plafond. Il intercepte la preuve d’une communication avec l’extérieur, mais Mai feint l’erreur et dénonce les agissements d’un prisonnier voisin. C’est donc parce qu’il se sait surveillé que le pouvoir panoptique de Lecoq ne mène nulle part. En dernier recours, et avec l’assentiment du juge, Lecoq organise les conditions d’une évasion. Quand celle-ci a lieu, lui et Absinthe prennent leur suspect en filature.

Une double tension se met alors en place. La première a trait à l’ambiguïté de l’identité du prévenu. Car ce dernier agit comme s’il était celui qu’il prétend être, soit parce que c’est bien le cas (hypothèse basse), soit parce que, hypothèse plus plausible dans l’intérêt du récit, il se sait suivi. Son nom, lu comme un palindrome (I am— il a prouvé plus tôt devant le juge qu’il parle anglais), annonce une identité tout aussi volatile que celle d’Ulysse face au cyclope. De fait, Lecoq s’attend à ce que Mai se sente suivi, mais il compte sur un relâchement de sa part et sur l’invisibilité dont il bénéficie, grâce à sa faculté de déguisement. « Des mois se seront écoulés, nulle surveillance ne se sera révélée à lui… il hasardera quelque démarche décisive ». Entre celui qui se sait l’objet d’une filature sans savoir par qui, et celui qui suit cette personne pour connaître son identité, les précautions sont identiques et le jeu presque égal. « Je veux son secret », Lecoq rétorque-t-il à Absinthe, « et je l’aurai ».

La seconde tension, plus classique, est liée à la difficulté de conserver un contact visuel avec Mai qui, se sachant surveillé, multiplie les ruses pour que ses suiveurs le « dépiste ». De fait, face à l’acharnement de Mai, la filature ne tient souvent qu’à un fil. Si Lecoq se trouve distancé, Absinthe prend le relai en ponctuant murs et portes de signes à la craie pour garder, comme le Petit Poucet, la trace de son passage. Cette technique cartographie l’itinéraire du fugitif en l’inscrivant sur l’espace parisien, mimant ainsi la page blanche mentionnée que constitue l’espace réel de la filature. Enfin, à l’issue de plusieurs heures de surveillance, devant la propriété du duc de Sairmeuse, Mai, aidé par un homme rencontré en chemin, se hisse par dessus le mur et disparaît de l’autre côté.

Une recherche de la propriété ne donne rien. Sans avoir pu quitter l’enceinte de l’hôtel particulier, l’homme a pourtant disparu. Lecoq se rend alors à l’évidence: celui dont il refusait de croire et l’identité et l’histoire ne peut être que le duc lui-même.

Monsieur Lecoq (1ere partie) d’Émile Gaborieau, 1868.

Filature #006

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Paul Auster’s City of Glass by Paul Karasik and David Mazzucchelli. Adapted from the novella by Paul Auster

Sans famille ni ami, Quinn est un poète new-yorkais qui depuis plusieurs années écrit sous le pseudonyme de William Wilson des romans policiers de qualité médiocre. Une nuit, il reçoit un appel téléphonique. On souhaite parler à Paul Auster, détective privé. Puisque l’appel ne lui est pas destiné, Quinn raccroche. Deux nuits plus tard, devant l’insistance de l’interlocuteur, il admet être Paul Auster et accepte de rencontrer son futur client, Peter Stillman. Ce dernier craint pour sa vie : son père, condamné pour l’avoir soumis à une expérience de solitude absolue pendant près de dix ans (« An entire childhood spent in darkness, isolated from the world, with no human contact except an occasional beating 31), va sortir de prison. Stillman et son épouse Virginia demandent à Quinn de surveiller le vieil homme dès son arrivée, le lendemain soir, à la gare Grand Central. « I want you », lui demande Virginia « to watch him carefully. I want you to find out what he’s up to » (34).

Quinn se lance alors dans ce qui, à première vue, semble n’être qu’une filature idéale (« a glorified tail job » 34). Tous les matins, Stillman quitte son hôtel miteux et se lance dans des marches interminables et sans but apparent à travers les rues de Manhattan. « Stillman never seemed to be going anywhere in particular, nor did he seem to know where he was » (71). Les yeux rivés sur le trottoir, il s’arrête parfois pour ramasser un objet et noter quelques mots sur un carnet de couleur rouge. Alors que tout semble avoir lieu « on the surface of things » (72) dans une sorte de course aléatoire, le travail de Quinn consiste à laisser le moins possible de place au hasard. Car suivre un homme qui erre ne revient pas à errer soi-même. Quinn décide alors de prendre note des moindres mouvements de l’homme qu’il suit dans un petit carnet rouge acheté sur un coup de tête le premier jour de sa filature, à l’aide d’un stylo acheté à un sourd-muet.

Les journées de Quinn sont entièrement occupées à suivre les pas de Stillman. L’incohérence de ses marches fait de New-York l’espace labyrinthique d’une tension vécue comme une purge : « Using aimless motion as a technique of réversal, on his best days he could bring thé outside in and thus ursup the sovereignty of inwardness » (74). Mais la plupart du temps, la page du carnet devient la surface dédoublée de celle de la ville : un palimpseste illisible en apparence (76). La quête se transforme alors en perte progressive d’intériorité, déjà mise à mal par l’appropriation de l’identité de Paul Auster, qui pour Quinn ne constitue que la coquille d’un homme « with no thoughts » (75). Progressivement, l’espace romanesque dilue toute forme de libre arbitre chez Quinn.

Un soir, en relisant ses notes, il entrevoit le sens des itinéraires notés sur son carnet. Chaque jour, Stillman reproduit dans les rues de New-York la forme d’une lettre de l’alphabet pour former le syntagme suivant : Tower of Babel. C’est dans l’espace même de la ville que s’inscrit le mystère de ses habitants et de leurs pensées. Quoique mystérieux, cet indice pousse Quinn à rentrer en contact avec Stillman. Trois conversations ont alors lieu, pendant lesquelles ce dernier ne semble avec pas conscience de l’identité de son interlocuteur. Le lendemain, il disparaît.

City of Glass, de Paul Auster, in The New York Trilogy. New York, Penguin Books, CAF, 1990.

Filature #005

Il ne s’agit pas à proprement parler d’une filature, mais de circonstances récurrentes au cours desquelles un personnage inconnu, pour des raisons qui restent incertaines, se laisse apercevoir de façon évidente par celui qu’il suit. Veut-il se laisser surprendre, et de cette façon, se faire reconnaître ? Le problème de Vetltchaninov (le suivi) ne réside pas dans son sens de l’observation mais dans la perte inquiétante de sa mémoire (954). Qui est l’homme « au chapeau garni de crêpe » (958), celui qui ne cesse de le croiser dans les rue de Saint-Pétersbourg, et dont la présence à pour résultat de le mettre hors de lui ? Il le connaît, de cela il est sûr, mais il se trouve incapable de retrouver son nom ni de comprendre si le dégoût irraisonné qu’il ressent à chaque fois qu’il l’aperçoit tient au personnage lui-même ou à son incapacité de faire parler sa mémoire.

Deux fois ils se croisent Perspective Nevski, une troisième fois dans la foule « qui débarquait d’un bateau circulant sur la Néva » (960), une quatrième au moment d’engager une conversation importante avec un conseiller d’État (« l’homme avait surgi de nouveau, comme de dessous terre » 961). S’il l’espionne et le suit, ce qui est évident, « l’a-t-on payé pour cela ? » (962). À bout de patience, Vetltchaninov l’interpelle. L’inconnu « se retourna, fit halte un instant, se troubla, sourit, essaya de dire quelque chose, de faire quelque geste, eut certainement un moment d’indécision extrême, puis, soudain, fit demi-tour et s’enfuit sans un regard en arrière » (962-3). Vetltchaninov, troublé, dedouble de colère, mais d’une colère qu’il sait en partie tournée contre lui-même. Si bien qu’il en vient à se demander si ce n’est pas lui au contraire qui le poursuit (963).

Une cinquième rencontre a lieu lorsqu’au milieu de la nuit, comprenant que l’homme au chapeau de crêpe se trouve au seuil de son appartement, il ouvre brusquement la porte de son logis et se trouve nez-à-nez avec celui qu’il reconnaît alors : Pavel Pavlovitch Troussotski, le mari d’une femme qu’il aima intensément, neuf ans plus tôt. On comprendra plus tard que Troussotski est bien à l’origine de ce jeu de cache-cache au cours duquel, tant sa mémoire l’égare, Vetltchaninov se demande si son inconscient ne lui joue pas des tours. En attendant, les données de la filature se neutralisent : le suiveur ne cesse de se faire voir, le suivi ne cesse d’oublier à qui il a affaire. Le suiveur avance sans but précis dans Saint-Pétersbourg, le suivi se demande si ce n’est pas lui qui suit les pas de l’autre. Les deux hommes, sans le vouloir, se font face ; ils ont quelque chose à se reprocher. Le face-à-face biaisé se poursuit pendant toute la durée du roman, où chaque geste fait en direction de l’un est interprété par l’autre de toute autre manière.

L’Éternel mari de Fiodor Dostoievski, trad. Boris de Schlœszer, Paris : Gallimard, coll. de la Pléiade, 1956.