Filature #014

Proust_carnet_1906

On sait encore peu de choses de la filature qu’entreprit Marcel Proust, ou plus probablement qu’il fit entreprendre, au cours de l’année 1906, et dont la trace a été conservée dans un agenda de la même année, mis en vente en 2013 par Christie’s et acquis par la Bibliothèque Nationale de France. Une version scannée de ce carnet est à présent disponible sur le site Gallica.

Ce carnet, comme d’autres rédigés à cette époque, permet à Proust de jeter les premiers éléments de Du côté de chez Swann. L’écriture de ces notes est difficilement déchiffrable au lecteur d’aujourd’hui. Jean-Yves Tadié en a fait la transcription partielle pour Christie’s. On en trouve des extraits sur le site de cette société de vente aux enchères. Les notes qui figurent aux pages correspondant aux 27, 28 et 29 janvier 1906 de l’agenda, mais pour une période allant du 11 au 14 août sans précision d’année, rendent compte des déplacements d’une femme dans Paris :

11 août

[…] hélant le taxi 1570 G7 […] puis prend un fiacre la gare de l’est […] desc[en]d ce b[oulevard] […] / la F[emme] prend l’apéritif 20 […] rentre seule à l’hôtel et réveil 1/4 d’heure après […] acheter un timbre de 25 centimes et mettre une lettre à la poste […]

12 août

costume tailleur bleu chapeau de paille noire prend taxi 587G7 Prend taxi 960-0-8 […]

13 aout

En fiacre […] puis 8 blvd regarde chez […] puis jardin des Plantes.

14 août

11, 29 1028 G9, 39 rue Lafayette et de là la Brasserie […] place de la R demande des renseignements un garçon le fiacre 17. 2h20

Midi 1/2 joue aux cartes

2 1/2 gare de l’Est

Les extraits soulignés proviennent d’une transcription qui n’est pas celle de Jean-Yves Tadié.

Notons que :

  • Pour autant que l’on sache, cette filature n’a pas été directement utilisée par Proust dans sa Recherche.
  • On ne sait pas l’identités de la femme suivie.
  • On ne sait pas non plus si c’est Proust lui-même qui a effectué cette surveillance partielle ou s’il a fait appel à une tierce personne. La seconde hypothèse est sans doute la plus plausible.
  • Proust, rappelle André Maurois en citant une de ses lettres à André Nahmias, berçait le désir de faire suivre quelqu’un (À la recherche de Marcel Proust. Paris: 1949, pp. 140-141).
  • Une telle filature, courant sur plusieurs semaines, aurait effectivement eu lieu.
  • L’œuvre de Proust est toute entière habitée par le désir, souvent alimenté par la jalousie, de connaître les agissements passés et présents des êtres aimés.
  • Proust détective ? Pierre-Yves Leprince exploite cette hypothèse en imaginant la rencontre, en automne 1906, de Proust avec un jeune garçon, coursier d’hôtel et d’agence de détectives (Les Enquêtes de Monsieur Proust, Gallimard, Collection Blanche, 2014).

Filature #013

vertigo-new

Au printemps 1940, à Paris, Gévigne entre en contact avec Flavières, un ancien camarade de classe, pour lui demander d’enquêter sur son épouse Madeleine. Le comportement de celle-ci est des plus inquiétants. Si elle ne le trompe pas, et qu’elle n’est pas malade, comment expliquer ses absences qui lui donnent l’impression de voir « des choses invisibles » (408) ? Gévigne avance l’hypothèse que sa femme est hantée par Pauline Lagerlac, son arrière-grand-mère qui, quelques années après son mariage, se tua. Tout, dans le comportement de Madeleine, concourt à ce rapprochement, même s’il épaissit le mystère plutôt qu’il ne l’explique. Pour Flavières, ancien policier devenu avocat « et qui aurait dû être romancier, à cause de ce monde d’images qui surgissaient en lui, à l’improviste » (419), il s’agit de comprendre la folie de Madeleine tout en empêchant celle-ci de mettre fin à ses jours.

Plusieurs raisons poussent Flavières à accepter la proposition. D’une part, il a l’impression que Madeleine lui ressemble « et que… oui… qu’[il a] une petite chance de deviner ce qu’elle simule » (416). De plus, s’il a choisi le métier d’avocat, n’est-ce pas « pour connaître les secrets qui empêchent de vivre » ? Enfin, il méprise son ancien camarade, un homme d’affaire dont il trouve, d’instinct, qu’il n’est pas à la hauteur de son épouse. En même temps, le trouble le prend à l’idée de surveiller Madeleine, « qu’il allait la suivre, la regarder vivre » (419). Il a « honte de sa joie, mais elle était là, humble, opiniâtre, comme un chien perdu qu’on n’ose plus chasser » (420). Il lui semble qu’en suivant cette femme et en l’observant, il pourra réaliser une forme de jouissance inquiète. Les raisons de son départ de la police pèsent également sur sa décision : lors d’une poursuite sur un toit, un de ses collègues est mort d’une chute. Cette mort lui pèse moralement et depuis, il souffre du vertige.

Sur les instructions de Gévigne, il se rend devant un immeuble avenue Kléber et guette le moment où Madeleine en sortira. Elle apparaît en tailleur gris en hauts talons. « Son front et ses yeux se dérobaient sous une courte voilette qui la masquait gracieusement, et il songea : la femme au loup » (421). Madeleine se dirige vers la place du Trocadéro, avance vers l’avenue Henri-Martin, puis entre dans le cimetière de Passy, où elle reste plusieurs minutes « toute retirée en elle-même » (422) devant la tombe de son aïeule Pauline Lagerlac. Reprenant son chemin, elle marche vers la Seine dont elle contemple les eaux avant de rentrer chez elle « toujours avec la même nonchalance, la même indifférence au spectacle de la rue » (423). Favières se convainc de suivre Madeleine « pendant des semaines et des mois » s’il le faut pour percer son mystère. Le lendemain la filature reprend, Madeleine marchant « devant lui, toute mince, toute noire, en proie à ses ombres et sentant le chrysanthème » (427), jusqu’à un hôtel de la rue des Saints-pères où elle reste moins d’une demi-heure, avant de prendre un taxi en direction de Courbevoie. Dans cette banlieue sans grâce, elle s’installe à la terrasse d’un café pour écrire une lettre, qu’elle déchire bientôt au bord de l’eau, contemplant « les naufrages minuscules » de papier. Puis elle se jette dans le fleuve. Flavières se précipite, et la sauve de la noyade. Désormais, au lieu de la suivre, Flavière-Orphée accompagne dans ses sorties quotidiennes l’Eurydice qu’il a sauvé des Enfers.

Dans cette période équivoque, où la guerre déclarée ne se réalise pas, et où tout semble se tenir entre suspens et fièvre, Flavières tombe amoureux de Madeleine et devient « le jouet de ce mystérieux pendule qui oscillait en lui, sans cesse, de la crainte à l’espoir, de la joie à la mélancolie, du doute à l’audace. Jamais de répit. Jamais un jour de vrai repos, d’équilibre moral » (446). Un jour, la jeune femme propose une sortie en voiture. C’est elle qui conduit le véhicule jusqu’à Meulan, puis à travers une forêt, et jusqu’à une église abandonnée. Là, elle s’élance dans l’escalier en colimaçon qui monte jusqu’au clocher. Flavières, pris de vertige, incapable de la suivre à son rythme, l’appelle et la supplie de revenir. Lorsqu’il arrive enfin au sommet, il aperçoit par une ouverture tomber le corps de Madeleine. Pris de panique, il contacte Gévigne en simulant l’inquiétude de n’avoir pas vu sa femme ce jour-là. Gévigne est alors suspecté du meurtre de sa femme. En plein désastre militaire, il s’enfuit de Paris et meurt dans un accident.

Quatre ans plus tard, Flavières, revenu des colonies, retrouve Paris. Il s’est certes enrichi, mais l’homme est moralement détruit par le souvenir de Madeleine. Il se hait d’avoir été lâche, se dégoûte d’être devenu alcoolique, et c’est du bout des lèvres qu’il accepte la proposition de son médecin de se désintoxiquer dans une clinique de Nice. Le jour du départ, il entre dans un cinéma. On y montre, dans les actualités, le général de Gaulle à Marseille. Flavières aperçoit une femme « qui se retournait lentement vers la caméra : on voyait ses yeux très clairs… Un remous la dérobait soudain, mais Flavières avait eu le temps de la reconnaître » : Madeleine. Il sait qu’elle est morte, puisqu’il a assisté à son suicide et a vu son cadavre, mais il est persuadé que la femme qu’il a aperçue sur l’écran n’est pas dû à une simple coïncidence. Cette certitude dépasse tous les raisonnements logiques. Il décide, en route pour Nice, de faire arrêt à Marseille.

Boileau-Narcejac. D’entre les morts in Quarante ans de suspense I, Paris : Robert Laffont, collection Bouquins, (1954), 1988.

Filature #012

murakami

Aomame et Tengo se sont connus lorsqu’ils étaient enfants. Vingt ans plus tard, ils ne se sont pas oubliés. L’ensemble du récit de Haruki Murakami, qui court sur près 1200 pages dans sa traduction en anglais, est fondé sur le rapprochement progressif de ces deux êtres destinés—à bien plus d’un titre—à se revoir. L’un ne suit pourtant pas l’autre. C’est même tout le contraire qui a lieu, puisqu’une force qui les dépasse, invisible et peut-être hostile, semble les tenir à une distance qui ne diminue qu’avec le temps. Au grès d’une intrigue policière et fantastique, le roman alterne entre le point de vue de la jeune femme, professeur de gymnastique et tueuse à gage occasionnelle, et celui du jeune homme, enseignant de mathématiques, romancier à ses heures. Ainsi le lecteur comprend-il progressivement qu’il ne s’agit pas de savoir quand cette rencontre aura lieu (on devine seulement qu’elle se fera dans les toutes dernières pages du roman), mais dans quelles circonstances, et selon quel procédé narratif.

Ushikawa, ancien avocat devenu détective, a été recruté par une secte religieuse afin de retrouver, Aomame, assassin de leur gourou. Ushikawa saisit le lien profond qui unit Aomame et Tengo depuis qu’ils ont dix ans. Pour tenter de se rapprocher de la première, il décide, faute de solution plus efficace, de procéder à la surveillance du second. Lorsque, après plusieurs jours d’absence, ce dernier sort de son immeuble, il le prend en filature.

Tengo a tout d’un homme ordinaire, jeune et célibataire, un soir de décembre à Tokyo. He se promène « slowly down the streets » avant de faire quelques détours. Mais « Ushikawa was careful and Tengo didn’t see him » (1009). Il s’installe d’abord dans un bar (le Barleyhead) pour y dîner, alors que Ushikawa l’attend dans le froid à l’extérieur. Il en sort au bout d’une demi-heure. « Keeping the same distance as before, Ushikawa followed behind him » (1012). Mais au lieu de rentrer chez lui, perdu dans ses pensées, Tengo semble d’abord aller au hasard. Puis ses pas le mènent en direction d’un parc. Pour avoir une vue plus dégagée sur le ciel, il s’installe au sommet d’un toboggan. « Was Tengo meeting up with somebody here ? Waiting for somebody to show ? Ushikawa didn’t think so. Tengo didn’t give any signs to indicate that he was looking for someone » (1013). Tengo semble connaître ce lieu, et le lecteur aussi, puisque il se trouve en face de l’immeuble où s’est réfugiée Aomame.

Aomame, de son balcon, arrive trop tard pour apercevoir Tengo, mais elle reconnaît la silhouette distincte de Ushikawa, contre lequel elle a été prévenue. Enfreignant les consignes de sécurité, elle décide de le suivre. Après plusieurs semaines passées à l’intérieur de son refuge, « she actually found the cold pleasant. Her breath white, Aomame walked as silently as she could past the entrance of the park » (1024). Jamais Ushikawa ne se doute qu’il est suivi. « How ironic, Aomame thought. The pursuer’s blind spot is that he never thinks he is being pursued » (1025).

Le détective, pénètre à l’intérieur de l’immeuble de Tengo où il a loué un appartement au rez-de-chaussée pour effectuer sa surveillance. Au bout de cinq minutes, Aomame se rapproche de l’entrée du bâtiment. S’imaginant trouver, dans la liste des noms qui figurent sur les boîtes à lettres, celui de la personne qu’elle a suivi, elle tombe, pour le première fois depuis vingt ans, sur celui de Tengo. Un premier lien tangible vient de se créer entre les deux personnages, grâce à deux courtes filatures successives : celle du détective à la recherche d’Aomame via Tengo ; celle d’Aomame à la recherche de Tengo via le détective.

De retour chez elle, Aomame contacte l’organisation pour laquelle elle a tué le leader religieux et explique sa situation. Le lendemain, Ushikawa est surpris dans son sommeil par un homme qui, après lui avoir fait répéter l’ensemble des indices rassemblés au cours de son enquête, le tue en l’étouffant.

Peu de temps plus tôt, Tengo, se confiant à une infirmière de son père avec qui il a sympathisé, raconte qu’il lui semble être mort une fois. Ce souvenir est provoqué par celui d’un rêve récurrent, explique-t-il. « A very realistic dream, always exactly the same. So I have to believe that it happened » (1075-6). Au cours de ce rêve, un homme qu’il n’a jamais vu auparavant le tue en l’étranglant. « Do you recall his face ? », lui demande l’infirmière. « Of course », répond-il. « What would you do if you saw him in real life ? » « Maybe I would run away. Or maybe I would follow him so he wouldn’t notice me ». « If you followed him, what would you do then ? » « I don’t know. But maybe that man holds some vital secret about me. Anf if I play my cards right, he might reveal it to me. » (1076).

1Q84 de Haruki Murakami, traduit du japonais en anglais par Jay Rubin et Philip Grabriel, New York : Vintage, 2011.

 

Filature #011

filature_Sophie_Calle

Sophie Calle, La Filature, 1981

Au printemps 1981, Sophie Calle demande à sa mère de contacter l’agence de détectives privés Duluc, avec pour instruction de commander une filature dont elle doit faire l’objet. Cette surveillance doit s’accompagner d’un rapport écrit ainsi que de clichés photographiques. À l’issue de cette expérience, deux récits subjectifs et complémentaires se mettent en place : celui, à caractère professionnel, du suiveur qui s’imagine invisible, et de l’autre celui de la personne suivie qui se sait vue : « Un homme, écrit-elle, m’attend dans la rue. Il est détective privé. Il est payé pour me suivre. Je l’ai fait payer pour qu’il me suive et il l’ignore » (104). Ce 16 avril 1981, une femme a inventé un emploi du temps pour un autre homme—tout en suivant le sien.

Le parcours parisien de cette journée est, par essence, biographique. Mais les lieux choisis par Sophie Calle, les gestes qu’elle y accomplit et les personnes qu’elle rencontre pour l’occasion semblent relever d’une volonté de marquer—voire de surinvestir— symboliquement cette journée particulière. Ainsi se rend-elle dans des lieux qui comptent pour elle, depuis son enfance.

Dans ce jeu inédit, les préoccupations de la personne suivie rejoignent celles du détective. À commencer par la crainte qu’en le repérant, Calle fasse prendre conscience à l’homme qu’elle se sait suivie. L’incident est à deux doigts d’avoir lieu vers 12h30 au carrefour de l’Odéon : ses yeux « rencontrent » ceux d’un homme qui « sursaute et entame un brusque et maladroit mouvement de repli derrière une voiture » (104). Cette inquiétude de « se faire repérer » est classiquement redoublée par celle de perdre le contact visuel. En l’occurrence, ces deux craintes sont prises en charge à parts égales par le duo. Une heure après, Calle aperçoit le jeune homme par la vitre d’une boutique de photographies d’archive (elle y est entrée pour consulter les portraits de détectives). La voilà rassurée : « Je n’ai plus peur de le perdre. Je suis entrée dans la vie de X, détective privé » (105).

Dans ce jeu s’introduit une part de séduction. C’est pour lui plaire qu’elle se rend chez le coiffeur en fin de matinée, et pour lui montrer « les rues, les lieux » qu’elle aime qu’elle l’entraîne en différents points de la capitale. Cette journée tout entière organisée pour lui, lui sied-elle ? Est-elle à la hauteur, et à la hauteur de qui ? « Aime-t-il cette journée aux buts effacés, diffus, épars, que je lui propose—notre journée ? » (105). Certains amis à qui elle donne rendez-vous savent qu’ils sont observés. Calle hésite entre le désir de maintenir les apparences et celui de leur montrer l’homme qui n’a d’yeux que pour elle.

À travers cette journée, toutes les postures et les ruses du regard sont sollicitées : l’œil en coin qui feint de ne pas voir, le regard à travers une vitre, l’observation de photographies d’archives renvoyant au métier de « private eye », l’examen, au musée du Louvre, de l’Homme au gant du Titien, dont le regard se porte sur un point indéfini pour le spectateur (« les yeux tristes, absents »), les photos prises pour soi ou pour un autre, l’apparition, vers 15 heures, d’ « un point, une petite tache brillante sous l’œil gauche » qui irrite la narratrice, la projection d’un film en noir et blanc sur les Champs Élysées, etc.

Le rapport du jeune détective reprend, à la minute près la description des agissements de la personne suivie. Sous son apparence d’objectivité sourd la volonté de retenir des gestes et des rencontres susceptibles d’intéresser le commanditaire, et en particulier les gestes liés aux rencontres que Calle fait avec des hommes. À 12h08, un premier embrasse la surveillée sur la joue » qui « tient l’homme par le bras » ; à 16h25, elle « rencontre un homme d’environ 50 ans », qui lui tient la main alors qu’ils se promènent dans les salles du Palais de la Découverte. Paradoxalement, dans cette forme de séduction où l’esprit s’excite de la présence d’un regard invisible, (l’exhibitionnisme ludique de l’une est le pendant du voyeurisme professionnel de l’autre), la filature s’achève à 20 heures, alors que pour Sophie Calle, la soirée ne fait que commencer.

Calle, Sophie. M’as tu vue. Paris : Centre Pompidou/Éditions Xavier Barral, 2003.

Filature #010

suite-venitienne

Sophie Calle

Au cours de l’année 1978, Sophie Calle décide de remplir son emploi du temps avec celui d’autres personnes en procédant à leur filature. Elle reporte dans son journal intime le résultat de ces expériences sous forme de notes et de photographies. Ces personnes sont choisies de manière aléatoire : l’une à cause de sa coiffure étonnante, l’autre parce qu’elle croule « sous le poids d’un paquet », l’autre encore parce qu’elle donne l’impression, par sa nervosité, de se savoir suivie.  Comme le fait remarquer l’artiste, son nom de famille équivaut en espagnol au mot rue, et renvoie donc la notion d’errance. « Mon prénom signifiant en grec : sagesse, cela donnait ‘sagesse de la rue’ ». Qui d’autre mieux que Sophie Calle pouvait alors mener à bien cette résolution prise le 1er janvier 1979 : chaque jour de l’année procéder à une nouvelle filature ?

Cependant, écrit-elle le même jour et quelques heures plus tard, « dans les Jardins du Luxembourg, je commence mal l’année » : ayant perdu de vue sa cible, elle se résout par dépit à suivre un pigeon… De manière générale, la persévérance et le savoir-faire lui manquent : le temps est trop froid, les personnes suivies trop rapides, des rencontres inopinées lui font perdre le fil celui des personnes sur qui doivent s’attacher ses pas. Au premier jour de l’année, son projet est déjà un échec. Une autre année passe. À la fin du mois de janvier 1980, elle prend un homme en filature, perd sa trace, et « le soir même, lors d’une réception, tout à fait par hasard », le même homme lui est présenté. Elle apprend alors de sa bouche qu’il s’apprête à partir pour Venise. Sophie Calle décide de le suivre jusqu’en Italie et d’y reprendre sa surveillance. En dialecte vénitien, comme en espagnol, rue se dit calle.

Partie pour Venise le 11 février, ce n’est que le 16 que Sophie Calle arrive à retrouver la trace de Henri B et de sa femme. Sophie Calle suit ce couple de touristes dans les rues froides de la ville, prenant en note le détail de leur itinéraire. Avec quelques secondes de retard, elle imite leurs gestes photographiques. Ce jour-là, le contact visuel est rompu devant la Banco di Roma, et Calle doit se résoudre à abandonner prématurément son projet. Elle n’aura, se dit-elle, surpris qu’ « une heure de la vie de Henri B. ». Cependant, en fin d’après-midi, une amie italienne lui signale la présence du couple dans un café. La filature reprend, et avec elle la traque de leurs regards : dans quelle direction portent leurs yeux ? Quelle est la raison de leur présence dans cette ville ? Le plaisir qu’ils prennent à y rester se traduit, pour Calle, en frustration ou en ennui – et peut-être en une sorte de jalousie. Elle ne veut pas se résoudre à « imaginer, supposer », et à partir de fragments aperçus et pressentis retrouver des réponses à ses questionnements. Cette détermination l’oblige à passer de longues heures dans le froid, le vent, et parfois sous la pluie, et à utiliser toutes les techniques professionnelles de la filature pour arriver à ses fins.

Le 19, Henri B. repère sa suiveuse et l’identifie : «  il est devant moi, tout près. Nous sommes seuls. Il ne dit rien. Il a l’air de réfléchir—quelques secondes de grâce—essaie-t-il de se souvenir ? Et puis il parle : ‘Vos yeux, je reconnais vos yeux, ce sont eux qu’il fallait cacher !’ » (Suite, 56).

De retour à Paris, sur les quais de la gare, Calle renonce enfin à suivre l’homme. Elle lui dit « intérieurement au revoir ». Ce sont, écrit-elle, « treize jours que je viens solitairement de partager » avec lui.

  • Calle, Sophie, Jean Braudrillard. Suite vénitienne. Paris : Édition de l’Étoile, 1983.
  • Calle, Sophie. M’as tu vue. Paris : Centre Pompidou/Éditions Xavier Barral, 2003.