
Dans une large mesure, Vertigo conserve la trame dramatique de D’entre les morts, la différence principale résidant sans doute dans le fait qu’Hitchcock ait décidé de transposer l’action de Paris à San Francisco, sans l’arrière-plan historique de l’imminence de la guerre, essentiel au roman de Boileau-Narcejac. Ce premier billet consacré à Vertigo s’intéresse à la manière dont est mise en scène la suspension des regards entre Scottie et Madeleine, suspension essentielle à une filature réussie, laquelle débute à la 17ème minute du film et se conclut à la 45ème, au moment où pour la première fois les deux personnages se retrouvent face à face.
Deux remarques s’imposent en préambule. D’une part, Scottie ne suit pas une femme mais trois, ou plutôt trois en une : Judy Barton, payée pour incarner Madeleine Elster et prétendre être hantée par Carlotta Valdes, l’arrière-grand-mère de celle-ci. D’autre part, « Madeleine » (Judy) sait pertinemment qu’elle est suivie par Scottie. Il ne suit donc pas celle qu’il croit, et sa filature est non seulement connue mais souhaitée par celle qu’il suit. Le rôle de la jeune femme, recrutée par le mari de la vraie Madeleine, consiste en effet, dans un premier temps, à amener Scottie à la sauver d’un faux suicide. À cette première tentative fictive de mettre fin à ses jours doit suivre une seconde, toute aussi imaginaire, dans ce qui se révèlera être la scène d’un meurtre, celui de la vraie Madeleine. Cette double méprise de la part de Scottie, partagée par le spectateur qui voit Vertigo pour la première fois, forme la clé d’une intrigue toute entière hantée par le thème de la répétition et des effets de symétrie qui, s’annulant les uns les autres, poussent ses personnages jusqu’à une vertigineue conclusion.
Scottie voit Madeleine pour la première fois au restaurant Ernes. Elle et son mari se trouvent dans une salle adjacente au bar, d’où il les observe. Son attirance, immédiate, pour Madeleine, est visuellement renforcée par le contraste entre le rouge omniprésent de la salle (murs, sièges et moquette), et le vert de la robe de la jeune femme, ses épaules largement dénudées et la blondeur de ses cheveux. La caméra est placée légèrement en surplomb, au niveau du regard de Scottie assis sur une chaise de bar, mais au lieu de reproduire plus d’une fois et mécaniquement le regard de Scottie, elle s’avance en direction de Madeleine dans un travelling qui contourne quelques tables avant d’avancer (et de descendre) lentement jusqu’à hauteur de la nuque de la jeune femme. Cet effet renforce l’idée que le spectateur dispose ici—mais pour la première et l’avant-dernière fois—d’un point de vue à la fois dynamique et décalé par rapport à celui de Scottie. Car le reste de la filature semble vouloir conserver la plus grande proximité entre ce que Scottie et le spectateur sont en mesure de voir et de comprendre de cette mystérieuse femme.
Le couple quitte la table et traverse le bar en direction de la sortie. Scottie détourne la tête pour n’être pas vu de face, et Madeleine, un moment à l’arrêt, à hauteur de Scottie, se retourne en direction de son mari. Hitchcock avait d’abord prévu que, dans un mouvement symétrique à la scène précédente, le regard de Madeleine, passant devant le personnage incarné par James Steward, se pose sur ses épaules. De retour à New York après un tournage californien, le réalisateur a demandé à ce que la scène soit entièrement rejouée à New York pour que, Madeleine se retournant, son regard se contente de balayer l’espace, sans s’arrêter sur aucun point précis. La caméra, placée là où se trouve Scottie, filme ce qu’il ne peut voir, mais montre, en l’absence de témoin, que rien n’a lieu.
Le lendemain, Madeleine se rend en voiture chez un fleuriste. Scottie l’observe par une porte entrebâillée, et par un effet de miroir les deux personnages apparaissent à la caméra côte à côte. Ainsi au visage vu de face d’un homme souffrant d’acrophobie, et dont on comprend que cette filature va le détruire psychologiquement, fait pendant celui d’une femme, ou plutôt de son reflet dans la glace, une femme qui justement se trouve entre deux autres qu’elle prétend incarner. À nouveau, le regard de ces personnages correspond, en surface, au protocole attendu dans le cas d’une filature, mais il révèle également bien davantage s’agissant de la tension psychologique en train de se former entre les deux personnages.
Madeleine se rend ensuite dans un cimetière pour se recueillir devant une tombe. L’objectif de la caméra est doté d’un filtre donnant un effet halo dans une lumière au demeurant très vive. Scottie se rapproche lentement de Madeleine en empruntant une allée latérale. Au moment où elle s’en va, Madeleine s’arrête à la hauteur de Scottie (comme la veille au restaurant). Elle reste immobile pendant environ deux secondes, mais au lieu de se retourner vers lui, qui se trouve à quelques pas, elle fait tomber son regard sur le bouquet qu’elle tient encore en main, avant de quitter le cimetière et de prendre la direction de la sortie.
Les deux personnages se retrouvent ensuite dans la galerie d’un musée, plus précisément devant le portait dont Scottie apprendra de la bouche du gardien qu’il est celui de Carlotta, et devant la tombe de laquelle Madeleine vient de passer plusieurs minutes. Le dispositif filmique permet à la caméra d’alterner entre des plans sur Scottie en train d’observer Madeleine et sur ce qu’il voit. Le mouvement de ses yeux semble diriger celui de la caméra, qui mime le cheminement de sa pensée en train de constater une ressemblance évidente entre le portrait de Carlotta et celle qui semble inconsciemment l’imiter.
Madeleine se rend ensuite à l’hôtel Mc Kittrick (trick = tromperie, duperie, piège). Scottie l’observe entrer dans l’établissement, avant de sortir de sa voiture du côté passager. Du trottoir où il se trouve, il aperçoit la jeune femme en train d’ouvrir le store d’une fenêtre et de retirer la veste de son tailleur. Ses gestes sont vifs et précis, et le spectateur peut penser qu’elle devrait être en mesure d’apercevoir Scottie sur le trottoir. Il n’en est, apparemment, rien, et Madeleine s’éloigne de la fenêtre comme s’il n’existait pas. Scottie pénètre alors dans l’hôtel. La propriétaire affirme puis lui prouve que Madeleine, qui loue une chambre depuis plusieurs semaines et y passe régulièrement, ne s’y trouve pas. La chambre est en effet vide, sans aucune trace du passage ou de la présence de Madeleine. Le caractère fantomatique du comportement de cette dernière semble ici se réaliser.
La filature reprend le lendemain, et Madeleine se rend dans son automobile au pied du Golden Bridge. Après avoir jeté un à un les pétales d’un bouquet de fleur (le même qu’elle a acheté la veille), elle contemple les eaux noires de la baie avant de s’y jeter. Scottie se précipite et la sauve de la noyade, avant de la ramener dans sa voiture. Là, brièvement, les yeux de la jeune femme blonde s’ouvrent avant de se refermer.
La scène suivante se passe dans l’appartement de Scottie, où il a amené Madeleine. Celle-ci dort dans son lit, pendant que ses vêtements sèchent dans la cuisine. Au moment où se sert une tasse de café, le téléphone sonne. Scott se précipite dans la chambre pour y répondre. Madeleine se réveille brusquement et se redresse. Pour la première fois elle pose sur Scottie un regard qu’un billet complet ne suffirait pas à décrire. En même temps, elle se rend compte qu’elle est nue sous les draps.
Chaque scène de cette filature—hors les déplacements à pied ou en voiture qui en ponctue les étapes—, chaque lieu visité par Madeleine contribue à construire en utilisant, par effet de répétition, un élément de la scène précédente. Au fur et à mesure que se constitue une tension dramatique liée à la supposée prise de possession, par Carlotta, de la personnalité de Madeleine, qui se trouve ainsi, comme elle, poussée au suicide, le désir éprouvé par Scottie pour ce personnage hanté se transforme en obsession. Parallèlement se trace une autre ligne narrative, celle d’une vérité cachée concernant le rôle consciemment ou inconsciemment incarné par les deux personnages. Judy feint d’être Madeleine feignant de mimer la fin tragique de son aïeule, et en même temps que Scottie tombe amoureux d’elle, il lui devient impossible d’être une autre personne qu’elle a accepté d’incarner.
Vertigo, d’Alfred Hitchock, 1958, avec James Stewart et Kim Novak.