De retour à Paris après une longue absence, le narrateur de cette histoire, qui débute un matin de printemps de 1931, est pris d’une forme de curiosité égale à son désœuvrement. « Souverainement libre » de faire ce qui lui plait, et n’étant attendu par personne, il décide de se laisser porter par les événements et, justement, de ne rien faire. « Je ne traçai pas de plan, je me donnai carte blanche, j’écartai de moi tout idée de but, tout désir et me laisser glisser sur la roue de la fortune, emporter par le courant de la rue » (77). Dans cet état d’esprit proche de la flânerie baudelairienne, les limites de son être ne lui suffisent plus : « Chaque pore se dilate, chaque nerf devient un petit harpon brûlant, mon œil et mon oreille acquièrent une sensibilité extraordinaire, une lucidité presque anormale aiguise ma rétine et mon tympan » (78). Bientôt, cette nervosité mystérieuse, qui le met en résonance avec toute la ville, le pousse à prendre place à la terrasse d’un café « situé à l’angle du boulevard Montmartre et de la rue Drouot ». Là, il attend : « n’importe quoi, n’importe qui, tant j’étais avide de donner une proie à ma curiosité » (80).
Dans le « tourbillonnement de la foule » son attention est attirée par le passage répété d’un homme chétif, décrit en l’espace de quelques lignes comme une « algue boueuse », une « marionnette au regard baissé », un « rat au nez pointu », une « ombre jaune » aux « maigres jambes de clown », un « lièvre à l’orée d’un champ d’avoine », un personnage semblable aux nouvelles de Gogol (81). Croyant d’abord avoir affaire à un mendiant, ou à un détective en civil, il comprend bientôt qu’il s’agit d’un pickpocket. Cet individu le fascine. Son coup d’œil est imparable, et sa capacité à « se couler dans la foule, avec un air indifférent et rêveur » force l’admiration. Jouant des mouvements de bousculade, puis du reflux naturel des corps pressés, il semble se déplacer à sa guise, tel un « poisson jaune » (96) au milieu du courant. Le narrateur prend place devant une colonne Morice, d’où il peut suivre les faits et gestes de l’homme en action devant une vitrine où s’agitent trois singes en cage.
La tension d’esprit nécessaire au métier de pickpocket se révèle « effrayante ». Cette profession « exige une somme énorme de connaissances psychologiques, une vigilance incroyable, un sang-froid peu commun » (91) ; c’est « un travail de Titan, un acte de courage de premier ordre » (92). Bientôt le narrateur en vient, par effet d’identification, à réfléchir et à voir comme l’un d’entre eux. Il se met à classer « tous les passants selon le plus ou moins de facilité qu’il y aurait à le voler ». Sa neutralité de flâneur vole en éclat. Après de longues approches, le voleur choisit sa cible : une « brave femme du peuple » (97), enthousiasmée par le spectacle des trois singes. Le narrateur est d’abord tenté de prévenir ce geste, mais le voleur est plus rapide que lui, et en s’échappant de la foule il le frôle dans un « pardon monsieur » grêle et timide (98). Le narrateur décide de le suivre.
Son allure est d’abord celle d’une « belette », puis d’un « fonctionnaire affairé », avant de devenir celle d’un simple promeneur. Au square de la Trinité, il s’engouffre dans des toilettes publiques, sans doute pour évaluer discrètementle montant de son vol et se débarrasser des pièces compromettantes. Paris constitue en effet un espace dominé par les regards inquisiteurs. « Il y a derrière chaque fenêtre, chaque vitrine, chaque rideau, chaque pot de fleurs, deux yeux qui vous épient » (102). En éliminant la partie facilement identifiable de son vol, il évite de se faire repérer. « Moi-même, ton compagnon, ton double, qui t’attends ici, content et déçu tout à la fois, je ne pourrai pas vérifier le montant de ton larcin » (102). Ce montant doit être proche de zéro, à en croire la mine désabusée du voleur au sortir de ce « certain petit chalet réservé à des usages tout particuliers » (100).
Ce voleur est pauvre et a faim. Il est défait et épuisé. Dans une gargote il commande une bouteille de lait. Le narrateur est pris de honte devant ce spectacle pathétique. Ce n’est pas un génie du vol à la tire qu’il observe depuis des heures, mais un homme qui lutte pour sa survie dans un Paris sans pitié. « J’eus honte de moi, d’avoir laissé courir sur sa sombre route, pour ma seule curiosité, ce malheureux être pourchassé » (105). S’il continue de le suivre, ce n’est plus par envie de se divertir « en faisant l’apprentissage d’un métier » qu’il ignore (107), mais par une peur sourde, celle de se faire arrêter à sa tentative suivante, et l’espoir inconscient de le sauver d’une arrestation. Rue Drouot, le voleur entre dans l’Hôtel des Ventes, où se rend au premier étage, destiné aux enchères les plus hautes, et fréquenté par des acheteurs au portefeuille bien garni. Cette institution où règne « la diversité confuse de notre monde matériel » (109) constitue un « champ d’action idéal » puisqu’on y achète comptant. Mais c’est aussi l’un des plus dangereux puisqu’y circulent des policiers en civil.
À la tension produite par la montée des enchères s’ajoute celle liée à la perte de contact visuel avec le voleur. Puis, au plus fort de la presse, alors que la chaleur est devenue intenable dans la salle, et que adjudication d’un vase de Chine vient de se produire, le narrateur sent contre lui « le frôlement d’une main, quelque chose comme le glissement rapide d’un serpent », « la douce caresse d’un oiseau » (119). Par réflexe, il attrape la main du voleur et la tient dans la sienne pendant de longues secondes. « Personne n’avait remarqué ce qui se passait entre nous » (120). Puis il lâche la main, et par une forme de paralysie, le suiveur et le suivi demeurent côte à côte, sans rien dire, « liés par le même secret » (120-1). Enfin, le voleur adresse au narrateur un regard de supplique, dans une expression « de terreur que je n’avais jamais vue et que je ne revis plus chez aucun homme ». Il le laisse partir sans un mot. À la honte se mêle la pitié, qui se transforme en un remord. Il va jusque’à poursuivre l’homme non pour l’appréhender mais pour lui proposer une somme d’argent, un « salaire pour m’avoir appris, à son insu, un métier que j’ignorais » (122). Mais ce dernier, se sachant suivi, se précipite hors de la Salle des Ventes est disparaît dans la foule.
« Révélation inattendue d’un métier » de Stefan Zweig in La Peur. Traduction de l’allemand par Alzir Hella. Livre de Poche.