Filature #020

Pickpocket de Robert Bresson.

Pickpocket de Robert Bresson.

De retour à Paris après une longue absence, le narrateur de cette histoire, qui débute un matin de printemps de 1931, est pris d’une forme de curiosité égale à son désœuvrement. « Souverainement libre » de faire ce qui lui plait, et n’étant attendu par personne, il décide de se laisser porter par les événements et, justement, de ne rien faire. « Je ne traçai pas de plan, je me donnai carte blanche, j’écartai de moi tout idée de but, tout désir et me laisser glisser sur la roue de la fortune, emporter par le courant de la rue » (77). Dans cet état d’esprit proche de la flânerie baudelairienne, les limites de son être ne lui suffisent plus : « Chaque pore se dilate, chaque nerf devient un petit harpon brûlant, mon œil et mon oreille acquièrent une sensibilité extraordinaire, une lucidité presque anormale aiguise ma rétine et mon tympan » (78). Bientôt, cette nervosité mystérieuse, qui le met en résonance avec toute la ville, le pousse à prendre place à la terrasse d’un café « situé à l’angle du boulevard Montmartre et de la rue Drouot ». Là, il attend : « n’importe quoi, n’importe qui, tant j’étais avide de donner une proie à ma curiosité » (80).

Dans le « tourbillonnement de la foule » son attention est attirée par le passage répété d’un homme chétif, décrit en l’espace de quelques lignes comme une « algue boueuse », une « marionnette au regard baissé », un « rat au nez pointu », une « ombre jaune » aux « maigres jambes de clown », un « lièvre à l’orée d’un champ d’avoine », un personnage semblable aux nouvelles de Gogol (81). Croyant d’abord avoir affaire à un mendiant, ou à un détective en civil, il comprend bientôt qu’il s’agit d’un pickpocket. Cet individu le fascine. Son coup d’œil est imparable, et sa capacité à « se couler dans la foule, avec un air indifférent et rêveur » force l’admiration. Jouant des mouvements de bousculade, puis du reflux naturel des corps pressés, il semble se déplacer à sa guise, tel un « poisson jaune » (96) au milieu du courant. Le narrateur prend place devant une colonne Morice, d’où il peut suivre les faits et gestes de l’homme en action devant une vitrine où s’agitent trois singes en cage.

La tension d’esprit nécessaire au métier de pickpocket se révèle « effrayante ». Cette profession « exige une somme énorme de connaissances psychologiques, une vigilance incroyable, un sang-froid peu commun » (91) ; c’est « un travail de Titan, un acte de courage de premier ordre » (92). Bientôt le narrateur en vient, par effet d’identification, à réfléchir et à voir comme l’un d’entre eux. Il se met à classer « tous les passants selon le plus ou moins de facilité qu’il y aurait à le voler ». Sa neutralité de flâneur vole en éclat. Après de longues approches, le voleur choisit sa cible : une « brave femme du peuple » (97), enthousiasmée par le spectacle des trois singes. Le narrateur est d’abord tenté de prévenir ce geste, mais le voleur est plus rapide que lui, et en s’échappant de la foule il le frôle dans un « pardon monsieur » grêle et timide (98). Le narrateur décide de le suivre.

Son allure est d’abord celle d’une « belette », puis d’un « fonctionnaire affairé », avant de devenir celle d’un simple promeneur. Au square de la Trinité, il s’engouffre dans des toilettes publiques, sans doute pour évaluer discrètementle montant de son vol et se débarrasser des pièces compromettantes. Paris constitue en effet un espace dominé par les regards inquisiteurs. « Il y a derrière chaque fenêtre, chaque vitrine, chaque rideau, chaque pot de fleurs, deux yeux qui vous épient » (102). En éliminant la partie facilement identifiable de son vol, il évite de se faire repérer. « Moi-même, ton compagnon, ton double, qui t’attends ici, content et déçu tout à la fois, je ne pourrai pas vérifier le montant de ton larcin » (102). Ce montant doit être proche de zéro, à en croire la mine désabusée du voleur au sortir de ce « certain petit chalet réservé à des usages tout particuliers » (100).

Ce voleur est pauvre et a faim. Il est défait et épuisé. Dans une gargote il commande une bouteille de lait. Le narrateur est pris de honte devant ce spectacle pathétique. Ce n’est pas un génie du vol à la tire qu’il observe depuis des heures, mais un homme qui lutte pour sa survie dans un Paris sans pitié. « J’eus honte de moi, d’avoir laissé courir sur sa sombre route, pour ma seule curiosité, ce malheureux être pourchassé » (105). S’il continue de le suivre, ce n’est plus par envie de se divertir « en faisant l’apprentissage d’un métier » qu’il ignore (107), mais par une peur sourde, celle de se faire arrêter à sa tentative suivante, et l’espoir inconscient de le sauver d’une arrestation. Rue Drouot, le voleur entre dans l’Hôtel des Ventes, où se rend au premier étage, destiné aux enchères les plus hautes, et fréquenté par des acheteurs au portefeuille bien garni. Cette institution où règne « la diversité confuse de notre monde matériel » (109) constitue un « champ d’action idéal » puisqu’on y achète comptant. Mais c’est aussi l’un des plus dangereux puisqu’y circulent des policiers en civil.

À la tension produite par la montée des enchères s’ajoute celle liée à la perte de contact visuel avec le voleur. Puis, au plus fort de la presse, alors que la chaleur est devenue intenable dans la salle, et que adjudication d’un vase de Chine vient de se produire, le narrateur sent contre lui « le frôlement d’une main, quelque chose comme le glissement rapide d’un serpent », « la douce caresse d’un oiseau » (119). Par réflexe, il attrape la main du voleur et la tient dans la sienne pendant de longues secondes. « Personne n’avait remarqué ce qui se passait entre nous » (120). Puis il lâche la main, et par une forme de paralysie, le suiveur et le suivi demeurent côte à côte, sans rien dire, « liés par le même secret » (120-1). Enfin, le voleur adresse au narrateur un regard de supplique, dans une expression « de terreur que je n’avais jamais vue et que je ne revis plus chez aucun homme ». Il le laisse partir sans un mot. À la honte se mêle la pitié, qui se transforme en un remord. Il va jusque’à poursuivre l’homme non pour l’appréhender mais pour lui proposer une somme d’argent, un « salaire pour m’avoir appris, à son insu, un métier que j’ignorais » (122). Mais ce dernier, se sachant suivi, se précipite hors de la Salle des Ventes est disparaît dans la foule.

« Révélation inattendue d’un métier » de Stefan Zweig in La Peur. Traduction de l’allemand par Alzir Hella. Livre de Poche.

Filature #019

Ants-3

Les Américains ont Moby Dick ; avec Éric Chevillard, la littérature française a, depuis la publication de L’Auteur et moi en 2012, son gratin de chou-fleur. C’est peut dire que l’Auteur, personnage-narrateur situé à peu de distance du Moi qui le commente en bas de page, déteste ce plat blanchâtre, à l’odeur incertaine, dont l’ingrédient principal est caché sous la surface d’une sauce béchamel. Le gratin de chou-fleur, surtout s’il est comparé à la sublime truite aux amandes, incarne à peu près tout ce qu’il est possible d’abominer en ce monde. Et l’Auteur lui voue une haine si féroce, elle le consume d’un feu intense, qu’en comparaison, la détestation du capitaine Achab pour le cachalot géant ressemble à une simple incompatibilité d’humeur.

Pour « conduire et endiabler » ses récits, Chevillard, dans celui-ci comme dans la plupart des autres, compte « bien sur l’accélération délirante que favorise son goût du discours logique poussé jusqu’à ses ultimes conséquences et conclusions » (7). Le gratin de chou-fleur fournit, ex nihilo, le prétexte à un récit où l’agressivité se mêle à une forme indécise de la confession, sans qu’il soit possible d’envisager un fin autrement que provisoire. Pas plus que l’Auteur, le Moi n’aime le chou-fleur, mais ses interventions tempèrent ou atténuent la monomanie de son double. Lui-même n’est pourtant pas exempt d’idée fixe. Sous la vingt-sixième note, le Moi propose d’insérer un roman—un roman de bas de page—intitulé Ma fourmi. L’argument ? L’Auteur (Blaise), par désœuvrement, par jeu, « comme un autre aurait pris plutôt le pas d’une jolie passante » (120) et parce que sa propre trajectoire lui paraît à ce moment bien hasardeuse, décide, alors qu’il traînasse sur le parvis d’un centre-ville, de suivre une fourmi qui, elle, semble savoir où elle va et ce qu’elle a à faire (117).

Cette « fourmi minuscule » (117), « petite, brune, du modèle le plus courant » (118), devient prétexte à ce qui, pour être accompli (la filature), requiert « toute l’énergie et la volonté d’un être vivant ici et maintenant » (116). Car « nous pouvons être au choix des créatures de l’instant, frivoles et disposées à toutes les aventures, mais alors privées de mémoire », ou bien des « êtres aux prises avec le temps, bourrelés de remords et de nostalgie » (168). La fourmi constitue « la seconde » dont le narrateur peut jouir, une seconde dont, dit-il « je faisais quelque chose, une seconde stimulante en somme et qui ne passait pas en vain » (168-9).

Malgré la modeste vitesse à laquelle avance l’animal, si petit fût-il, et « guidé par un instinct supérieur » (191), rien ne semble le ralentir dans sa course. Malgré les obstacles, sa route ne dévie pas. Le narrateur, surplombant la fourmi, l’examine et la suit malgré sa myopie en se demandant, avant toute chose, ce qui la retient de faire demi-tour pour retrouver ses congénères. « Sans se soucier de ne recevoir aucun soutien », elle semble, par contraste avec le peu de volonté de l’homme, et sa propension à honnir la solitude où il se trouve plongé, incarner « la volonté et la ténacité » (126). Placée en position de suivi, elle décide de tout «  aussi bien de la direction que du terme » de sa fuite à lui (128). Car si l’homme a « tous les dehors d’un passant ordinaire ou, au pire, d’un entomologiste amateur » (128), sa rencontre arrive à point nommé : auteur d’un crime, il allait sans autre but que d’échapper à lui-même et aux policiers. Avec cette filature, il lâche prise. « Enfin j’épousais la courbe de la Terre » (133).

La suite, car ce récit court sur plus de cent pages, est prévisible, mais elle ne l’est que si le lecteur a lui-même décidé de suivre Chevillard jusque dans les plus fins retranchements de son idée fixe. La fourmi noire affronte une fourmi rouge, le suiveur rencontre une femme qui elle aussi a un crime sur la conscience et qui décide d’aider son nouveau compagnon dans sa filature. Les jours et les nuits passent, la fourmi avance, les semaines se succèdent, un tamanoir se joint au couple. C’est ensuite au tour d’un jeune garçon. La fourmi continue de guider le petit groupe, année après année. « Nous filions aussi rapidement que l’autorisait sa pointe de vitesse, sans dévier de sa trajectoire » (203). L’enfant (Charlie) grandit, c’est à présent un beau jeune homme, et la fourmi parvient au pied du mur d’un grand cimetière. Elle le franchit, le groupe le contourne, puis poursuit son chemin à la poursuite de la fourmi jusqu’au trou où elle présente à ses sœurs qui y ont établi leur colonie « trois beaux morceaux d’hommes et un tamanoir, ce dernier pour assouvir avec notre faim notre soif de vengeance » (220).

L’auteur et moi d’Éric Chevillard. Paris : Minuit, 2012.

Filature #018

metier_tisser

Un jeune homme, sans doute de Louvain, et certainement de mauvaise humeur, emprunte un train de banlieue en direction de Paris. Il en descend près du Jardin du Luxembourg, et longeant rue Vavin, tourne à droite pour aller jusqu’à la station Notre-Dame-des-Champs. À Saint-Lazare, il remonte à la surface, passe quatorze minutes au 82 de la rue du même nom, avant de monter dans un bus de la ligne 8 jusqu’au boulevard Beaumarchais. Là, il traverse la place des Vosges et entre au 27 de la rue de Turenne.

Le compte-rendu de cette filature, par quoi début le roman de Danielle Auby, est ponctué de quatre renvois de note de bas de page, lesquels donnent lieu à d’autres rappels, qui en génèrent quelques uns de plus, si bien qu’aux deux pages initiales, résumée ici, s’ajoutent 234 autres. La grande filature semble alors désigner aussi bien l’acte initial du roman—la décision par un narrateur de suivre un homme qui retient son attention—que le processus de croisement des hypothèses et d’emboitement des réflexions qui suit. En passant et repassant par les mêmes points, tout en s’en éloignant progressivement, le narrateur emprunte tous les chemins que le lexique autorise autour du mot filature ; en progressant, il ramifie son récit, le « textilise », le file.

Nous ne saurons donc à peu près rien de l’homme suivi. De son visage, écrit son suiveur, « j’ai si peu vu. Un profil perdu quelquefois, quand les passants le forcent à se faufiler de trois quart et que je ne suis pas trop loin derrière » (16). Dans le train, on l’entend dire à sa voisine : « Je suis furibard ». L’hypothèse qu’il sache le néerlandais est suffisamment plausible pour faire de lui un traducteur, et cela tombe bien puis que dans cette langue le mot furibard (pisnijdig) est proche de spinnijdig signifiant « qui a les nerfs en pelote ». Et psinnijdig vient de spinnien, filer du fil, « broder une histoire à partir de quelque chose ou de rien (…) faire un dédale comme les rues quand elles se croisent et se recroisent » (41).

Le fileur de Bruce Bégout, comme celui de Danielle Auby, n’est pas un professionnel. Et le second, contrairement au premier, ne voit pas ses compétences augmenter avec son expérience. Il ne semble du reste tirer aucun plaisir de ses habitudes. « Cette manie de suivre les gens, de marcher sur les talons des inconnus » est vue comme un passe-temps devenu lubie, puis furie, une folie tantôt douce tantôt violente qui a sans doute un rapport avec le passé du narrateur, ancien membre d’une organisation dont le peu qu’on sait d’elle fait penser à quelque chose d’assez proche de l’Internationale Situationniste. Ce passe-temps chronophage est d’abord fait de mouvements d’exaltation et donne l’impression, en gardant sous sa vue une personne de « tenir toute la ville » (143), de tout tenir (150). Puis viennent les périodes de dépression rageuses et rancunières et le moment où, écrit-il, « je n’ai pas de métier, ma vie n’en est pas une ».

Entre fils de chaîne et fil de trappe, sur ce métier à tisser une histoire improbable, la navette (parcours répétitifs de trains de banlieue dans un sens puis dans l’autre, traversée récurrente d’un vieillard place de Vosges, lignes du récit même) crée le mouvement d’un roman dans lequel se lit l’existence d’un motif sinon fantomatique du moins difficile à percevoir d’un coup. À tel point que le lecteur finit par se demander s’il n’est pas plutôt question de disparition.

Disparition de ceux que le narrateur file (et qui, donc, lui filent entre les doigts), mais également celle d’un Paris connu autrefois et désormais perdu. Comme si la ville donnait d’elle même une image rusée, retorse, laissant derrière elle des indices dont la fonction principale est encore de tromper son monde. « Combien de choses ont disparu, de combien peut-on dire qu’elles n’existent plus ou, même si elles existent encore (…) que ce n’est pas possible de les voir ou qu’elles ont tellement changé qu’on ne peut plus les reconnaître ? » (72) C’est sans doute dans cette « bataille des rues » pour leur propre survie dans un Paris sans cesse changeant, que se joue le plus gros du récit.

La Grande filature de Danielle Auby. Seyssel : Champ Vallon, 1997.