Filature #022

« The following is my explanation, more an account of what happened ». C’est ainsi que commence la confession d’un homme, faisant des deux premiers mots à la fois la formule qui introduit le récit (« ce qui suit ») et le récit lui-même (« l’action de suivre les gens »). Par désœuvrement et par curiosité, explique-t-il à son interlocuteur, il s’est un jour mis à suivre les gens dans la rue. N’importe qui (« that’s the whole point »), à seule fin de découvrir où ils vont, ce qu’ils font, qui ils sont. En cela, explique-t-il à celui dont on apprendra qu’il est policier (et son explication un aveu), il répond à un besoin de singulariser un individu dans la foule, à extraire mentalement cette personne de la masse d’autres individus pour lui donner, en le suivant, une identité. « Dans un stade », demande-t-il, vous n’avez jamais eu envie de parcourir des yeux la foule, et à un moment donné de fixer votre attention sur une personne en particulier ? Soudain, cette personne devient un individu. « Just like that ». C’est, dit-il, irrésistible.

Ce qui semble être le produit d’une forme d’intrusion — à distance pour le moment, et dans l’espace public de la rue — sollicite le savoir et l’imagination du jeune homme. Celui-ci se présente comme un apprenti romancier, quelqu’un qui s’intéresse aux autres pour nourrir son travail. Afin de maîtriser ce qui devient rapidement une forme d’obsession, il se fixe plusieurs règles de conduite : ne pas suivre les gens trop longtemps, ne pas suivre une femme dans une allée sombre, ne pas suivre deux fois de suite la même personne. Puis rentrer chez soi, et recommencer le lendemain. Les choses, explique-t-il, ont commencé à mal tourner lorsqu’il a enfreint ses propres règles, et qu’il s’est mis à suivre la même personne, un homme d’allure élégante, un certain Cobb.

Pendant ces explications, le spectateur de Following, premier moyen métrage de Christopher Nolan, assiste à quelques plans qu’il devra, plus tard, remettre en ordre afin de reconstituer l’histoire à la trame double. Dans ses grandes lignes, voilà comment elle se présente. Cobb, qui confronte le jeune homme dans un café en l’accusant de le suivre, lui explique ensuite en quoi consiste son travail : après une période de surveillance, il s’introduit dans un appartement, fait son travail de cambrioleur, mais ne s’arrête pas là. Il y commet un certain nombre d’actes destinés à donner l’impression d’avoir sciemment violé l’intimité de ses occupants. Ainsi, dès le pas de la porte, essaie-t-il de comprendre qui habite dans ces lieux, et ce qu’ils ont, éventuellement à cacher, au cœur d’un espace où ils se croient les plus en sécurité.

Tous, dit-il, disposent d’une boîte (« everybody has a box ») dans laquelle se trouvent de menus objets (photos, cartes, lettres). Il s’agit de s’emparer de ces objets, de laisser, à la place, un vide qui est révélatrice d’une une présence disparue, et la trace d’une intrusion. En volant, explique Cobb, « you take it away, and then show them what they had ». La « simple » connaissance des individus par le moyen de la surveillance se double ici d’une forme de viol. Le regard n’est plus neutre. Il est suivi d’effets. Le suiveur se laisse fasciner par le jeu de Cobb. Celui-ci fait de lui un complice, et lui enseigne sa technique.

Bientôt les deux hommes cambriolent l’appartement d’une jeune femme blonde. Le suiveur ne résiste pas à la tentation de faire sa connaissance. Il apprend qu’elle vient de quitter un homme qu’elle nomme « Le Chauve », et dont les liens avec le banditisme ne font pas de doute. Le spectateur apprend plus tard que Cobb et la Blonde sont amants. Tout ce qui précède prend une autre tournure : le couple a en fait manipulé le suiveur pour le pousser à commettre un cambriolage chez le Chauve, puis un crime, dont il ne pourra pas s’innocenter. Les dernières séquences du film retourne à nouveau le récit pour faire de Cobb l’exécutant du Chauve, et le meurtrier de la Blonde.

Following de Christopher Nolan (1999) avec Jeremy Theobald, Alex Haw et Lucy Russell.

Filature #021

The Third Man

Lorsque Holly Martins débarque à Vienne, c’est dans l’espoir d’y retrouver Harry Lime, un ancien camarade d’études, qui l’a invité à venir s’installer pour quelle temps dans cette ville tout juste sortie de la guerre et divisée en quatre zones d’occupation. Or Martins découvre que Lime est mort quelques jours plus tôt, renversé par une voiture devant deux de ses amis. L’auteur de westerns à six sous, désargenté, se transforme bientôt en détective, convaincu qu’il est de son devoir de découvrir la vérité sur la mort de son ami et de lever l’équivoque sur des rumeurs faisant de lui l’organisateur d’un trafic ignoble. Bientôt, il se convainc que son ami n’est pas mort accidentellement mais qu’il a été tué.

Cette enquête n’est pas racontée par son instigateur, Martins, mais par Calloway, un officier de la police militaire, responsable de la zone britannique de la capitale autrichienne. Son récit repose sur ses propres conversations avec Martins, qu’il rencontre à plusieurs reprises, sur ce qu’il sait de Lime et de son entourage, et sur des filatures dont Martins fait l’objet. En effet, celui-ci est sous surveillance policière constante. Une grande partie de ses mouvements dans une Vienne spectrale et interlope, aux frontières absurdes, est reconstituée par Calloway à partir des rapports que lui ont remis ses subordonnés. Cette connaissance fait de lui un narrateur semi-omniscient, dont le pouvoir d’observation et de restitution repose sur le principe, fragile dans le cas d’une filature, d’invisibilité.

Le concierge de l’immeuble devant lequel a lieu l’accident révèle à Martins la présence d’un troisième homme, dont il n’a pu apercevoir le visage. Bientôt ce concierge est assassiné. Martins lui même sent qu’il n’est plus le bienvenu à Vienne et que sa vie est peut-être en danger. Il est non seulement suivi par la police, mais aussi par ceux qui estiment que son opiniâtreté à découvrir la vérité sur la mort de Lime les met en danger.

Au désir de la part de Calloway de parvenir à la vérité en faisant suivre Martins, mais obligé de mentir sur ses méthodes, s’opposent les agissements de criminels soucieux de se protéger, et qui pour atteindre leur but n’hésitent pas à faire usage des armes. Quant à Martins, réellement en danger de mort mais le plus souvent ivre et de plus en plus amoureux d’Anna, l’ancienne amie de Lime, il trébuche plus qu’il n’avance dans cette enquête dont il n’est pas sûr de vouloir connaître la conclusion.

Les rues de Vienne sont décrites comme inquiétantes et ambiguës, non seulement pour les protagonistes du récit mais aussi pour celui en charge de l’organiser par le biais de la filature : « There was nothing to fear, but all the same, in this huge empty street where all the time your heard your own feet moving, it was difficult not to look behind » (131). Mais plus dangereux encore sont ses souterrains de la ville, dont les limites ne suivent pas celles de rigueur à la surface. Le troisième homme, dont on apprendra qu’il s’agit de Lime lui-même,  incarne cette capacité à faire fi des limites futiles de la géographie, et celles, beaucoup plus tangibles, au final, de la morale.

The Third Man de Graham Greene. New York, Penguin, (1950), 1979.