Filature #023

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Frédéric Pajak, Manifeste incertain

Flânerie et filature semblent naître dans des conditions historiques similaires. Vers 1850, les grandes villes européennes se transforment en métropoles. La masse de leurs habitants atteint une taille suffisamment critique (démographiquement et politiquement) pour faire l’objet d’une observation où se mêlent fascination et inquiétude. C’est également pendant cette période que s’établissent les premières polices d’état et que la presse populaire avide de faits divers—soucieuse aussi de voir résolu leur mystère—prend son essor. L’espace urbain devient espace semi-privé, où l’industrie se mêle à l’art, la foule au dandy, l’immonde au sublime et que se forment, selon les hasards des rencontres et les mouvements plus souterrains de l’esprit du lieu, des fictions singulières.

Une forme de disponibilité de tous les instants semble habiter le flâneur. Sa compréhension des êtres qui l’entourent est proportionnelle à sa capacité de se détacher d’eux. Ainsi est-il mû par le désir d’adhérer à une forme de vie universelle, et trouve l’immense énergie dont il a besoin pour réaliser cette ambition dans un contact à la fois concret et abstrait avec l’humanité des passants qu’il côtoie. Au milieu de la foule indistincte, son intelligence est redoutable, et immense sa soif de s’altérer (pour reprendre une expression utilisée par Brice Bégout, 91)

Le flâneur applique le plus souvent sa clairvoyance et sa curiosité à l’intérieur d’une ville, adoptive ou natale, dont il connaît tous les recoins. Cette connaissance intime de l’espace le met en capacité d’identifier l’ensemble des marqueurs socio-économiques et typographiques attaché à tel ou tel lieu, et ouvre des champs inexplorés où l’imagination se mêle à l’observation détaillée des hommes et des choses. Depuis Charles Baudelaire (1863), le flâneur est devenu la figure centrale de la modernité urbaine, en mesure d’être « au centre du monde et rester caché au monde ».

Walter Benjamin, commentant Baudelaire, constate qu’un flâneur sans énergie n’est qu’un badaud. En revanche, un flâneur acharné, qui refuserait de se laisser complètement dissoudre dans l’indifférence, se trouve doté de toutes les capacités dont a besoin le suiveur. En un sens, c’est ce qu’il devient : « In the flâneur, the joy of watching privails over all. It can concentrate on observation ; the result is the amateur detective » (Benjamin 98). Cette articulation flâneur/suiveur, qui dans un premier temps distingue deux manières distinctes d’appréhender le regard porté sur autrui dans l’espace urbain, se trouve sans doute pour la première fois établie et unifiée dans « The Man of the Crowd » (1840) d’Edgar Allan Poe.

Les deux figures concurrentes du flâneur et du suiveur, loin de s’exclure, sont jumelles et appréhendent l’espace selon des modalités proches. Le flâneur a besoin de la foule indéfinie pour exercer ses désirs de métempsychose dans une forme de dérive psychologique et topographique. Le suiveur, quant à lui, se sert de la foule pour y trouver l’anonymat dont il a besoin pour faire naître et maintenir la singularité de l’être qu’il suit. S’y ajoute, en ce qui concerne la filature, une dimension criminelle. En un sens, comme l’affirme Illana Shiloh, ce genre de scène établit « the basic narrative pattern of the detective tale, that of a man stealthily following another man in order to learn his secret » (Shiloh 12).

  • Baudelaire, Charles. « Le Peintre de la vie moderne », Le Figaro, 1863.
  • Bégout, Brice. Lieu commun. Le motel américain. Allia, 2003.
  • Benjamin, Walter. The Writer of Modern Life: Essays on Charles Baudelaire. Belknap Press, 2006.
  • Shiloh, Illana. The Double, the Labyrinth and the Locked Room: Metaphors of Paradox in Crime Fiction and Film. Peter Lang, 2010.