Filature #031

minnelli_madame_bovary

Ils ont bien changé, Emma et Léon, lorsqu’ils se retrouvent par hasard un soir à l’opéra de Rouen, après trois ans de séparation. Surtout Léon, que les études de droit à Paris ont transformé en un jeune homme entreprenant et plein d’assurance. Aussi lorsqu’il apprend que Madame Bovary restera une nuit de plus en ville, pour s’assurer de pouvoir la retrouver le lendemain, il décide de ne rien laisser au hasard et entreprend de suivre discrètement le couple après avoir pris congés. « Les ayant vus s’arrêter à la Croix rouge, il avait tourné les talons et passé toute la nuit à méditer un plan. »

Ce plan, il ne peut le réaliser qu’en se présentant le lendemain à l’auberge. La chance lui sourit : Charles ne s’y trouve plus, il est rentré à Yonville. Emma ne semble pas troublée par sa visite, comme si elle s’y attendait un peu. Elle lui demande pourtant comment il a pu la retrouver puisque la veille elle avait « oublié de lui dire où ils étaient descendus ». La providence, répond-il sans hésiter. « Il prétendit avec été guidé vers elle au hasard, par un instinct » dont seuls deux êtres exceptionnels destinés à s’unir enfin peuvent faire l’expérience. Emma se contente d’esquisser un sourire. Pour réparer sa sottise, Léon raconte alors «  qu’il avait passé sa matinée à la chercher successivement dans tous les hôtels de la ville ». Ce second mensonge n’est pas aussi glorieux que le premier, et Emma semble s’en satisfaire.

Léon comprend très vite que le registre romantique qu’il s’était préparé à tenir devant Emma risque de ne pas opérer si facilement. Il lui faut trouver une manière à la fois pratique et encore suffisamment romanesque pour se faire entendre d’elle sans provoquer une seconde fois ce sourire que Flaubert ne qualifie par d’ironique, mais qui, s’il l’était (il y ressemble diablement), serait le seul de tout le roman à passer sur le visage d’Emma. Léon peut tout invoquer pour justifier sa présence à La Croix rouge sauf à descendre jusqu’au cran d’une vérité banale et cynique.

Suivre un couple le soir pour connaître l’adresse de leur hôtel, il y a en effet quelque chose d’ignoble à le faire, et encore plus à l’admettre. Mais parler comme autrefois de la puissance des âmes qui sont faites pour se retrouver, cela, non, tout au moins pas tout de suite. Et il ne faudra pas plus de quelques instants pour qu’enfin en phase, les paroles de Léon prennent place dans un désir « de se faire valoir » et  « une imitation naïve de cette mélancolie qui provoquait la sienne ».

Plus tard, jalouse et possessive, c’est à Emma que vient l’idée de faire suivre Léon. « Elle aurait voulu pouvoir surveiller sa vie. » Il suffirait pour cela de demander à ce vagabond « qui accostait les voyageurs et qui ne refuserait pas… » Mais sa fierté se révolte, et décide de ne pas donner suite. « -Eh! tant pis ! qu’il me trompe, que m’importe ! est-ce que j’y tiens ? »

Gustave Flaubert, Madame Bovary, III,1

Filature #030

Filature_30

C’est compliqué et mélodramatique. Mais cette complexité rendue par la prose superlative d’Émile Gaboriau fait partie de la loi du genre, celle des romans à feuilletons de la seconde partie du Dix-neuvième siècle, qui mêlent drame historique et intrigue policière, poisons et duels, promesses et trahisons, sacrifices et lâchetés. Dans ce second volume des aventures de Monsieur Lecoq (d’où celui-ci est presque entièrement exclus), il s’agit d’expliquer, par un large retour en arrière, les circonstances par lesquelles débutent le premier volume : pour quelles raisons celui qui se fait nommer Mai, et qui est accusé d’un double meurtre, tâche-t-il, plus encore que de préserver sa vie, de cacher son identité ? Pourquoi le procureur d’Escorval, qui semble avoir reconnu l’individu, simule-t-il un accident pour ne pas avoir à instruire le dossier ? Martial de Sairmeuse, qui pourrait bien être Mai lui-même, est-il également le meurtrier de son épouse, Blanche de Sairmeuse, née Courtoumieu, trouvée empoisonnée dans sa chambre ? Et d’où vient cette Chupin aux allures de Ténardière ? Les éléments du récit convergent sur une résolution de tous les mystères, et il faudra au lecteur la patiente d’arriver aux ultimes pages du roman pour enfin retrouver Lecoq dans sa quête obstinée de la vérité.

La jointure entre les deux volumes ne se fait donc pas par le début mais par la fin du second volume. Elle prend la forme d’une filature qui permet à Martial de Sairmeuse, après bien des années d’aveuglement, de comprend que son épouse Blanche dissimule un lourd secret. En rentrant d’une promenade à cheval, il l’aperçoit en train de sortir de leur hôtel particulier, vêtue d’un « costume subalterne » et tâchant manifestement d’échapper aux regards indiscrets. D’abord honteux et irrésolu, essayant de se mentir à lui-même, mais finalement trop curieux pour résister, il prend le parti de la suivre.

À pied puis en voiture, le couple progresse dans un Paris où aux encombrements de circulation du centre font suite le calme apparent des quartiers moins bien famés de la banlieue. Nous voici arrivés du côté de la rue du Château-des-rentiers, devant le cabaret La Poivrière.

La filature s’effectue sans que Blanche ne s’aperçoive de rien. Elle n’a pas grand chose à voir avec les extraordinaires exemples de la première partie. L’enjeu narratif est ailleurs. Pour faire vite : Jean Lacheneur, ennemi juré de Martial, a voulu provoquer les conditions d’une découverte par de dernier des sorties mystérieuses de sa femme. Pour avancer dans son plan, il était en effet « indispensable que Mme Blanche fût épiée par son mari ». Dès lors , « Mme Blanche ne fit plus un pas sans être épié. Plus une lettre ne lui parvint qu’il n’eût été lue auparavant par son mari. »

Sachant par ces courriers le moment de ses rendez-vous nocturnes, Martial a le temps de se grimer à chaque fois en ouvrier des ports.

Mais pourquoi Lacheneur a-t-il voulu provoquer la surveillance de la duchesse par son mari ? C’est que (et le style de la citation vaut pour l’ensemble du volume) celui qui les déteste tous les deux désire, « dans une conception du délire », reflet « de la férocité de l’assassin », mêlé « de monstrueux raffinements empruntés par le cabotin nomade aux mélodrames », que « l’altière duchesse de Sairmeuse » soit « livrée aux plus dégoûtants outrages », et que Martial se trouve « aux prises avec les plus vils scélérats » en vue de provoquer « une mêlée sanglante et immonde dans un bouge » ! Et, grâce à ce scénariste parfait, c’est bien ce qui finit par se passer.

Convaincue que sa propre femme est l’empoisonneuse de celle qu’il aima passionnément jadis, et que depuis près de vingt ans elle est victime d’un odieux chantage (qui explique ses rencontres avec la Chapui), c’est tout autant en espion qu’en protecteur que Martial suit Blanche la nuit du double meurtre. Mais le duc de Sairmeuse découvre pendant sa course qu’il est lui-même discrètement suivi par Otto, son fidèle serviteur, ce qui permettra à Blanche, une fois les meurtres commis, d’échapper à la police. Pour le lecteur, la boucle narrative est bouclé : nous voici revenus aux toutes premières pages du premier volume, pour Martial l’honneur du nom et sauvé, pour Lecoq le mystère (presque) enfin résolu : « promu au poste de policier qu’il ambitionnait, il se fait commander un cachet pourtant ses armes parlantes, et la devise à laquelle il est resté fidèle : Semper vigilants».

Émile Gaboriau, Monsieur Lecoq, volume 2 : L’Honneur du nom. Paris : Dantu, 1869