Filature #035

samourai

Le Commissaire (François Périer) sent que quelque chose cloche dans l’alibi que présente Jeff Costello (Alain Delon), un homme parmi les dizaines que ses agents ont arrêtés à la suite de l’assassinat d’un patron d’une boîte de jazz, le Martey’s. Pourtant cet alibi, double, voire triple, est sans défaut : Costello a tout organisé pour se faire voir la nuit du crime, et tout pour ne pas se faire voir au moment où il le commet. Aussi le policier, qui affirme ne penser jamais mais qui ne cesse de penser avec une obstination aussi forte que froide (Canonnne 58), fait filer l’homme par un de ses agents.

Jeff Costello est un tueur à gage qui, comme l’apparence que se donne le Commissaire, ne semble pas réfléchir. Si on le paie pour tuer, il tue. Mais si on ne le paie pas, et qu’en plus on tâche de l’éliminer, alors que la police est à ses trousses, il lui faut user de toutes les ruses possibles pour remonter jusqu’à la source des commanditaires, tout en échappant au contrôle de la force publique. C’est aussi un homme solitaire, obéissant à un code d’honneur semblable à celui des samouraïs.

L’affrontement prend bientôt la forme d’un duel entre le tueur à gage et le policier. Le second dispose de toutes les techniques nécessaires à la communication entre lui et ses hommes : téléphone installé dans des automobiles banalisées, appareils enregistreurs à distance et autre « ‘émetteur arsenide de gallium », sorte de GPS avant la lettre permettant d’identifier la position de ses émissions à partir d’un plan lumineux du métro.

Le Commissaire est un homme d’intérieur et amoureux de plans et de cartes. Sa connaissance intime de Paris lui permet de suivre les mouvements du suspect sans quitter les locaux du Quai des Orfèvres. Cinquante de ses hommes et vingt agents auxiliaires sont à ses ordres pour mettre en place une filature dans le métro et en surface. Une toile humaine et technique se forme pour maintenir un contact visuel constant dans le labyrinthe qu’est Paris, sous terre et en surface.

Trois fois Costello parvient à déjouer les pièges de la surveillance policière. En quittant les locaux de la police où était en garde à vue, il prend un taxi qui le dépose au 1, rue Lord Byron, un immeuble à double issue. Sorti côté Champs-Élysées, Costello prend alors le métro, direction Vincennes, où il parvient à semer son suiveur. La seconde surveillance est statique: rentré chez lui, il remarque la nervosité de la femelle de bouvreuil qu’il garde en cage dans sa chambre, et en déduit qu’on a en son absence pénétré dans son appartement. Il trouve en effet contre une fenêtre un microphone. Enfin, la vaste filature dont il finit par faire l’objet dans le métro de Paris échoue elle aussi. Les agents ont beau se relayer, et ne jamais rencontrer son regard, Costello, lui, les repère, et parvient à s’en défaire, dans un interminable couloir de la station Châtelet.

La police finira par trouver Costello au Martey’s, lieu choisi par le tueur pour organiser sa propre disparition. Braquant son revolver sur la pianiste, témoin silencieuse du premier assassinat, il est abattu par la police. Son arme était vide.

  • Le Samouraï de Jean-Pierre Melville 1967.
  • Xavier Canonne. Requiem pour un homme seul: Le Samouraï de Jean-Pierre Melville. Morlanwelz (Belgique): Les marées de la nuit, 2010.

Filature #034

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On trouve beaucoup de rêveries mais peu de rêves chez Charles-Albert Cingria. On en trouve un pourtant, présenté dans le volume III de ses Œuvres complètes comme fragment d’un ensemble plus vaste. Il débute par la description d’une chambre – « une chambre comme une autre » (105) dans laquelle attend le narrateur comme le ferait un prisonnier sur lequel est tombé une sentence trop lourde. Personne, depuis plus de dix jours, n’est venu lui apporter de quoi manger. Assis d’abord, il décide de se lever. Puis debout de faire un pas en direction de la porte. Et un autre. La porte n’est pas fermée à clé. Il l’ouvre. « C’est la rue. » Il sort, marche « comme un simple passant », mais avec au fond du ventre la peur d’être suivi. Et au cœur la conviction qu’en se retournant ce serait la fin de sa liberté recouvrée. Un tram arrive. Il y monte. En descend à un arrêt devant une usine. Prend le 19 jusqu’au terminus. Arrivé là où « il n’y a plus de rails », il poursuit son chemin à pied sur la grande route. Sans jamais se retourner.

Le narrateur formule sa stratégie de non-retournement comme une posture à maintenir vis-à-vis du monde. Quand il aura franchi une certaine distance, « on verra bien si cette expérience a réussi » (108). Mais, nourrie par la peur, elle est un supplice. On voit ainsi – ou plutôt on perçoit, on s’imagine par anticipation d’un geste interdit – le globe terrestre couvert d’individus dont la seule fonction – une fonction qualifiée de salariée – est de se gausser (de rire même) de ceux qui prennent le risque de se sortir d’eux-mêmes et d’avancer « sans moyens, sans armes, sans masque ». La question n’est pas purement psychologique. Elle relève de la foi. « C’est cela le blasphème, craindre ; c’est cela, le suicide, ne pas croire » (109).

Croire et savoir – ici à l’origine divine du monde – n’apporterait donc, paradoxalement, aucune joie au cœur. La posture est donc intenable. « Est-ce que ne pas se retourner n’est pas, en fin de compte, suspect ? » (110). Jacques Réda commente l’expérience de Cingria comme celle d’une fascination pour l’enlisement et d’un combat contre sa force destructrice. Le narrateur y échappe par un coup de talon : se retournant enfin, il constate qu’il n’est pas suivi. « Alors ces juges, cet aréopage, ces voix, cette condamnation irrémédiable, cette chambre, cette chaise?… » (110). Rien. « Je suis », ajoute-t-il, « absolument libre. » L’expérience a réussi.

On ne sera rien de la faute commise – si elle l’a jamais été autre chose que de naître – pour mériter une condamnation à demeurer ainsi seul dans une chambre. La tentation de l’abandon puis la fuite sans se retourner forment, écrit Réda, une « volontaire reconquête de la grâce qui rend seule la liberté » (Bitume 31). Rêve ou rêverie, les récits de Cingria forment toujours une mise en mouvement du passant qui est aussi la mise en mouvement d’une pensée capable de contredire ses principes tétanisants pour se dégager de ses affres spirituelles. La peur d’être l’objet d’une filature en constitue, dans ce contexte, la forme la plus angoissante.

Charles-Albert Cingria. « La fourmi rouge » in Œuvres complètes III, Lausanne : L’Âge d’homme.

Jaques Réda. Le bitume est exquis. Montpellier: Fata Morgana, 1984.

Filature #033

Toru Okada se souvient que le soir où sa femme Kumiko se faisait avorter, il assistait au fond d’un bar à la prestation d’un médiocre chanteur. Pour prouver quelque chose, mais sans qu’on sache vraiment quoi, ce dernier devant un public étique s’était arrêté de jouer et avait placé sa main au-dessus d’une flamme, montrant ainsi son insensibilité à la douleur – un geste relevant alors davantage du numéro d’illusionnisme que de preuve de stoïcisme. Aujourd’hui Kumiko est partie, et Toru passe ses journées d’homme désœuvré à tenter de lire, sur un mode de plus en plus ésotérique, les signes d’une vie qui semble lui échapper. Jusqu’à ce que son oncle lui donne un conseil. « Il faut », lui dit-il un jour au téléphone, « commencer par réfléchir aux choses les plus simples. Se tenir au coin d’une rue et regarder les passants, jour après jour » (513). « Tu n’as pas besoin de calculer quoi que ce soit » (512). Sur ces conseils, Toru prend le train pour Shinjuku où, plusieurs heures par jour, il reste « debout là, à regarder littéralement le visage des passants », sans « une seule pensée en tête » (514-15). C’est au soir du onzième jour de cette étrange faction que dans la foule des passants il reconnait le chanteur, « l’illusionniste, cette nuit-là, dans le snack-bar de Sapporo » (518), un étui de guitare en bandoulière. Toru se lève alors et s’empresse de le suivre.

L’homme avance à travers un dédale de ruelles. Toru le suit à une distance raisonnable, « pour éviter d’être repéré » (520). Jamais sa cible ne regarde en arrière ou sur le côté. Il continue d’avancer dans les « rues étroites, sinueuses », parmi « les maisons délabrées serrées les unes contre les autres » laissant croire à l’imminence d’une démolition à grande échelle. Toru, qui connait pourtant la ville, se trouve dans l’impossibilité de se situer. Le bruit de la circulation disparaît. C’est un territoire oublié, inhabité, isolé en plein centre-ville comme au fond d’un puits. « Je ne pouvais même pas dire si nous étions au nord ou au sud ». Enfin, l’homme pénètre dans une construction en bois à un étage. Il est six heures vingt. Après quelques hésitations, Toru le suit. Une fois dans l’obscurité de l’entrée, il sent qu’on l’observe. C’est le musicien qui l’attend.

La scène qui suit est d’une grande violence. L’illusionniste attaque Toru à l’aide d’une batte de base-ball (appelée à jouer un grand rôle dans le reste du roman). Toru la lui arrache des mains. La surprise se transforme en colère froide puis en haine meurtrière. Toru frappe son adversaire sans relâche jusqu’à ce qu’il se rende compte qu’aux coups qu’il reçoit l’homme semble ressentir un plaisir de plus en plus grand. « Plus on le frappait, plus son sourire s’épanouissait ! » (525). Devant cette forme de folie, il parvient à stopper la sienne. Avant de quitter les lieux, il ouvre l’étui à guitare, pour s’apercevoir qu’il est vide. Dans le bus qui le ramène au centre-ville, Toru se rend compte qu’on l’observe avec stupéfaction : le sang de l’homme avait giclé sur sa chemise et il tenait toujours à la main la batte de bas-ball (526).

Toru repense au soir où sa femme, sans qu’il le sache, était en train de se faire avorter. C’était « peut-être à partir de ce moment-là que tout a commencé à changer. Aucun doute. À partir de ce moment, « le courant autour de moi avait commencé à dévier d’une manière certaine. Quelque chose avait eu lieu qu’il ne savait pas » (519).

Haruki Murakami. Chroniques de l’oiseau à ressort. Trad. Corinne Atlan, avec Karine Chesneau. Belfond, 10/18, 2012.

Filature #032

Fargue

Je veux savoir comment ça se passe. Il faut que je brasse, que je m’affaire, que je chasse, les hommes, l’autobus, ou Dieu. Je suis un fantôme occidental actif.

Autrefois je circulais avec beaucoup de circonspection, de préambules, de repentirs. Je glissais comme une épave, séchant dans les cafés, torturé par une question mal posée, fixé longtemps par une sorte de faille. La vie devenait intolérable. L’atmosphère se coagulait. Impossible de dormir. Je me débattais comme un malade qui se défend pas mal, mais d’un peu plus bas, avec un peu plus de mouvements inutiles. Il fallait que je gagne, ou que ça casse.

Le tri s’est fait. Je me suis levé, je suis parti. Il n’y avait qu’à suivre. J’en ai suivi un.

Pourquoi celui-là plutôt qu’un autre ? Il était grand, bien vêtu. Il faisait sa journée comme un passant quelconque. Il me traîna comme un remorqueur, d’une corde invisible. S’arrêta. Repartit. Les Halles, la rue Saint-Denis, le boulevard de la Chapelle. Je traversai tout ce que j’aime. La journée s’avance et les pieds durcissent. Va-t-il faire le tour du monde ? Il traversa la rue Royale. Je le perdis. Je crus le voir prendre une voiture, qui se brouilla dans un peloton remis en marche. Je sautai moi-même dans une voiture. Et je fis suivre à tout hasard. La voiture présumée ralentit. Elle était vide.

Je m’en retournai par la rue Bolivar quand je vis venir à moi mon homme, à pieds, la tête obstinément et complètement tournée en arrière, et comme dévissée. J’entendais battre mon cœur. Je repris la chasse sur l’autre trottoir. Son allure devint saccadée, puis onduleuse, sa tête s’ourla d’un liseré bizarre, laissant voir par transparence tout ce qu’il avait dans ses poches. Brusquement il s’arrêta, devint diaphane, et s’enfonça, comme un sac de verre silencieux, dans le sol. Tout rentra dans l’ordre. J’avais gagné.

Depuis lors, je ne lâche plus la chasse. Quel jour suis-je allé chez moi ? Ça se passe de tant de façons différentes ! Il y en a qui fument doucement, ou quittent le sol. Une femme monte. Je ne sais pas si les autres les voient, mais je les vois. Ce sont toutes sortes de combinaisons et de ressources, un mouvement monstrueux, une navette silencieuse, un va-et-vient discret de la vie à la mort. Ils s’entortillent. Ils se dépistent dans la pierre. Jusqu’où font-ils des armes ensemble ?

Il s’agit de démêler les ressemblances trompeuses, les souvenirs d’avec les démons en visite, les figurants d’avec les revenants, les réincarnés précoces, les transfuges de la mort, la pensée criminelle provisoirement formée. Si tu fixes sur la grève un pou de mer d’entre mille poux de mer, si tu ne le quittes pas des yeux, tu le fascines. Les autres s’en vont. Tu en fais autant pour un insecte dans la campagne. Ton regard lui pèse. Tu peux lui voir prendre du dos. Comme ces petits, j’ai pincé les hommes. Alors j’ai vu, oui, j’ai vu : qu’il y avait de drôles de corps. Il faut distinguer les personnes. Je les couvais jusqu’au moment où ils s’enfonçaient lâchement dans le sol. Il y a beaucoup de chausse-trappes divines, pièges incompris. Alors, je débouche ma solitude, d’une science durement acquise, et je la respire dans les ténèbres. Je t’apprendrai bien à les suivre.

Un jour l’esprit divin nous assaille. Il nous lance une bouée, il nous passe une drogue, il nous rumine et il nous digère. Sur quelque point que nous passions, sur quelque chaussée de l’espace, nous aurons l’honneur de faire des échanges avec cet Esprit inconcevable. Que rien de raisonneur ne vienne infecter ton flair de Dieu. Je ne peux plus me tenir tranquille. Il faut que je chasse moi-même quelque chose.

Montage de citations tirées de « La Drogue », in Espaces. Léon-Paul Fargue, Gallimard, 1929.