Filature #039

Un assassin d’enfants sévit depuis un mois. La peur s’installe dans les esprits de tous les habitants de la ville. Deux ordres sont remis en cause par les actes du meurtrier : celui de la police, qui ne peut plus longtemps accepter l’idée qu’un individu échappe à son contrôle, et celui de la pègre, pour qui la présence de plus en plus intense des forces de l’ordre commence à nuire à la bonne marche de ses opérations. Sans bien sûr se concerter, mais dans un mouvement synchrone magistralement mis en scène par Fritz Lang, gendarmes et voleurs décident de mettre tous les moyens à leur disposition pour arrêter le tueur.

Tout deux perçoivent la ville comme un réseau dont la maîtrise repose sur la surveillance constante et systématique de ses habitants, ainsi que sur l’efficacité des moyens d’y faire circuler l’information. Pour organiser l’espace de telles recherches, deux paires de mains s’étendent sur le même plan de la ville.

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La première est celle d’un policier traçant, à l’aide d’un compas, des cercles concentriques autour du lieu du dernier crime. Les forces de l’ordre comptent sur la mémoire des habitants pour retrouver la trace du tueur en allant interroger hommes et femmes susceptibles d’avoir vu quelque chose. En vain. Puisqu’ils ont affaire à un maniaque, ils décident alors d’exploiter les informations dont ils disposent déjà, et se rendent à l’adresse connue de tous les pervers sexuels ayant fait l’objet d’une arrestation et qui, libérés, ont trouvé un domicile dans la ville. C’est ainsi qu’un policier se rend à la pension d’Elisabeth Wrinkler, qui loge un certain Hans Beckert, absent au moment de cette visite. Et pour cause : il se promène dans les rues de la ville en compagnie d’une fillette qu’il s’apprête à assassiner.

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L’autre paire de mains, celle d’un membre de la pègre, quadrille la ville en des territoires précis dont il confie la surveillance à une armée des bas-fonds. Chaque zone est désignée par un code, et chaque code figure dans un livre de compte. Les mendiants de la ville, comme les enfants des rues de Londres recrutés par Sherlock Holmes, constituent ainsi un vaste réseau d’informateurs dont les oreilles et les yeux scrutent sans cesse pour le compte de leur nouvel employeur les moindres agissements suspects. Et c’est l’un de ces réprouvés, un vieillard aveugle, qui reconnaît l’air que siffle Beckert lorsqu’une fois encore il achète un ballon à sa future victime.

Le vieil homme se met en marche, avançant trop lentement pour suivre, à l’oreille, l’homme qui s’éloigne. Un comparse, plus jeune, intervient alors et, mis au courant par l’aveugle, mobilise en une minute la totalité du réseau de surveillance. Un ballet de silhouettes courtes et longues, maigres et trapues, lentes et assurées dans leur allure se mettent à suivre et à croiser Hans Beckert et la fillette, alors que le jour tombe et que la ville se vide de ses habitants.

Comment, dans cette filature, s’assurer de ne pas perdre le fil ? Un des suiveurs trace à la craie la lettre M dans la paume de sa main avant de bousculer Beckert dans le dos et y reproduire le signe sur l’épaule gauche de son manteau. Mais désigner une cible, c’est prendre le risque qu’elle puisse lire, dans le signe qui la nomme, sa propre identité de meurtrier. Et de la même manière que c’est dans le reflet d’une vitrine que l’assassin avait repéré la présence de sa prochaine victime, c’est la vitre réflechissante d’un commerce qui trahit et la lettre dont il est à présent affublé et la présence du fileur. Sous le regard d’autrui, le monde fantasmé de Berckert s’effondre. Il se sait repéré. Dès lors, la filature se transforme en traque.

Arrêté par la pègre et amené devant un tribunal du peuple composé de tous les réprouvés de la société, Hans est sommé se défendre. Pour la première fois, la caméra le filme de face, sans la médiation d’un reflet ou d’une ombre. Seul face à la foule, dans un lieu clos, et l’impossibilité de se cacher, il doit aussi, dans un moment de sincérité totale, faire face à lui-même.

Toujours, toujours, je suis chassé de ma chambre, et j’avance dans les rues sans savoir où je vais. Et toujours je sens quelqu’un derrière moi, qui me suit, qui me poursuit, qui me pousse ! Et ce quelqu’un, c’est moi-même ! Et souvent, il me semble que c’est comme si je courrais moi-même derrière moi. Je veux me sauver, m’échapper, m’évader de moi-même. Je ne peux pas résister, je ne peux pas. Il faut que je marche, et que je courre sans cesse par les rues et sur les places.

 

Alors que M décrit son tourment, cette force qui le suit et le poursuit, le spectateur se rend compte que le film qu’il vient de voir mime précisément cette compulsion.

  • M le maudit de Fritz Lang (1931)
  • Tom Gunning, The Films of Fritz Lang. Allegories of Vision and Modernity. British Film Institute, 2000.

Filature #038

Max est crevé. C’est même le thème de tout le film : il vient de réussir son coup de maître, peut-être le dernier (125 kilos de barres en or substituées aux douanes), et il n’a plus qu’une envie, celle de rentrer à la maison. Ce soir-là on dîne chez Bouche. De mauvaise grâce, Max accepte de suivre son partenaire Riton et les deux filles qu’ils entretiennent jusqu’au Mystific, un club où ces dernières sont danseuses légères.

À la fin du spectacle, Max surprend Josy, la maîtresse de Riton, dans les bras d’Angelo, le chef d’une bande concurrente. Plutôt que de s’en prendre à eux, il décide, pour protéger Riton, de le convaincre de quitter les lieux en même temps que lui, sans comprendre alors que sa soirée est loin d’être terminée.

Riton – « J’te raccompagne ? »

Max – « Penses-tu. T’habites à côté. J’vais pas t’faire traverser tout Paris. J’vais prendre un bahut. »

 

  • Touchez pas au grisbi, un film de Jacques Becker, d’après le roman d’Albert Simonin. Dialogues d’A. Simonin.

Filature #037

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Traques, surveillances, chasses et filatures, aussi bien dans les rues de Londres que dans les landes dangereusement bourbeuses de Devonshire forment les moyens par lesquels, dans Le Chien de Baskerville, les personnages vont et viennent — tantôt pour se cacher du regard d’autrui (on s’épie à la longue-vue du toit d’une maison, ou de derrière le store d’une voiture), tantôt pour mettre la main sur un exemplaire rare d’insecte, tantôt pour reprendre un évadé de la prison environnante, tantôt enfin pour échapper à la férocité d’un animal monstrueux qui depuis trois siècles semble servir de bourreau aux héritiers du domaine de Baskerville.

Le dernier de la lignée, exilé au Canada et qui débarque à Londres, s’appelle Sir Henry. À peine arrivé sur le vieux continent, il reçoit une lettre anonyme l’enjoignant à ne pas prendre possession du domaine qu’il vient d’hériter de son oncle Charles. Sherlock Holmes, sollicité, conseille à Sir Henry et à son compagnon le docteur Mortimer de rentrer tranquillement à pied jusqu’à leur hôtel. À peine les deux hommes sont-il sortis qu’Holmes et Watson leur emboîtent discrètement le pas, non pour les surveiller mais pour tenter de découvrir qui les surveille, car de tout évidence, leurs allées et venues sont suivies de fort près.

Bientôt le détective découvre la présence d’un fileur à bord d’une voiture. Se sachant découvert, ce dernier donne l’ordre au chauffeur du véhicule de prendre le large et c’est en vain qu’Holmes se lance à pied à leur poursuite. Mais il a le temps, avant qu’ils ne disparaissent, de prendre note du numéro de la plaque minéralogique, puis de retrouver le chauffeur de la voiture. Interrogé, celui-ci annonce que l’homme qu’il a pris en course s’est présenté comme un détective répondant au nom de « Monsieur Sherlock Holmes » (42).

Plus tard, à Devonshire, c’est au tour de Watson, envoyé par son compagnon pour protéger Sir Henry, d’être suivi. La silhouette, aperçue dans la nuit, ne ressemble à aucune des hommes qu’il a eu l’occasion de rencontrer à proximité du domaine. Mais il n’a pas rêvé. « A stranger is still dogging us, just as a stranger dogged us in London. We have never shaken him off. » (82)

Watson est persuadé qu’en mettant la main sur cet homme, il pourra arriver à dénouer l’énigme. Il est vrai que depuis plus de cinquante pages, le compagnon de Sherlock Holmes fait preuve d’un sens de l’initiative étonnant. Il interroge le voisinage, découvre le plan qu’ourdissent le couple de domestiques du jeune Henry, et remonte avec maîtrise le fil d’une lettre envoyée à Charles Baskerville le jour de son décès.

Watson, se sachant suivi, enquête et finit par découvrir la trace de son suiveur sur la lande. Il réside dans une maison en ruine comme il en existe des centaines dans la région. Le docteur pénètre dans la bâtisse vide et attend, revolver au poing, l’arrivé de celui qui le surveille. Au bout d’une heure, du seuil de la maison, une voix l’interpelle et lui suggère de sortir. Le suiveur dont il était sur le point de démasquer comme l’homme au centre de l’énigme n’est autre que son ami Sherlock Holmes.

Ces deux filatures, dans leur logique interne, contredisent leur propre nature. Dans le premier cas, l’homme qui suit Baskerville emprunte l’identité de celui qui le découvre. Holmes comprend alors qu’il a affaire à un redoutable adversaire. Dans le second, l’homme que Watson imaginait comme « l’agent humain » de cette mystérieuse affaire n’est autre que celui dont, progressivement, il était en train de prendre la place dans le récit en tant que personnage principal. Watson comprend alors qu’il doit s’en tenir au rôle de narrateur. Et, de fait, Watson reprend sa place de témoin et d’aide.

Conan Doyle semble ici jouer sur la logique interne au récit, où le nom de Sherlock Holmes sert à la fois à cacher l’identité du coupable et à affirmer, dans le dernier tiers, celle du personnage principal, huit ans après sa mort supposée aux mains de Moriarty.

Sir Arthur Conan Doyle. The Hound of the Baskervilles (1902).