Filature #042

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S’il est une règle qu’un espion se doit de respecter lorsqu’en couverture il part à la rencontre de son informateur, c’est de s’assurer de n’être pas suivi. Or une telle discrétion, cela s’apprend. Ne devient pas « noir » qui veut. Nathaniel Nash, agent de la CIA, le découvre à ses dépens. Malgré les douze heures passées dans les rues de Moscou à suivre à la lettre le protocole « Surveillance Detection Route » (SDR), ce n’est que de très peu qu’il parvient à échapper à la détection de ses adversaires, mettant ainsi en péril la vie de MARBLE, l’agent double russe le plus utile à Washington depuis la chute du Mur de Berlin. Grillé à Moscou, Nate est envoyé en poste à Helsinki.

Parce que chaque camp joue à peu près à jeu égal, les techniques les plus rusées pour forcer l’adversaire à se découvrir sont encore les plus efficaces. À commencer, donc, par celle qui consiste à suivre sans être soi-même suivi. Le roman de Jason Matthews recèle de ces individus dont la discrétion n’a d’égale que leur capacité à suivre – ou mieux encore, à anticiper – les mouvements de ceux qu’ils ont pour objectif de surveiller.

Jay, l’instructeur de Nate alors qu’il était encore en formation, a tracé au tableau une ligne horizontale pour figurer une filature, celle dont immanquablement les agents finissent par devenir l’objet. « Votre SDR consiste à forcer la surveillance qui s’exerce sur vous à se révéler. Il n’a pas pour but de perdre quiconque. Toutes les surveillances arrivent à un point de rupture. » C’est, ajoute-t-il, « le moment où les sales types doivent choisir entre rester non détecté ou perdre leur cible » (141).

ARCHIE et VERONIKA sont eux aussi, en la matière, des experts. Ils forment depuis quarante ans un couple sur lequel la CIA peut compter dans la capitale finlandaise. Avec un art consommé de la dissimulation, une obstination sans pareille, et une connaissance intime des tous les recoins de la ville, leur travail peut durer des mois sans qu’ils soient une seule fois repérés par leurs cibles.

Mais personne ne semble surpasser les Orions de Washington, dont l’efficacité confine à la magie noire. Constitué de retraités, anciens agents de terrains, cette sorte de légion gériatrique, d’apparence débraillée (comme les mendiants de M de Fritz Lang) fonctionne avec une efficacité optimale. Lents, patients et réfléchis, ils ne commettent jamais d’erreur, et en particulier celle de réagir aux contre-manœuvres de l’adversaire. Dans un jargon qui se plait à imiter le langage de la bureaucratie, ils décrivent pour leur hiérarchie les caractéristiques suivantes : « couverture prédictible reposant sur l’analyse du profil. Projections situationnelles en soutien à une surveillance invisible. Déploiements anticipatoires déterminés par itinéraire de déplacement et évaluation des risques acceptables » (302). En d’autres termes, ce sont des amibes, des protoplasmes souples, doux, dont la forme peut s’allonger des deux côtés, et qui avancent avec fluidité le long des bords. La différence entre une surveillance classique et la leur ? Ce qui distingue un chien qui court après une voiture et un chat qui observe un oiseau. Excellents suiveurs, ils se distinguent surtout par leur capacité à anticiper la trajectoire de leur cible.

Anatoly Golov, l’agent russe à Washington, n’est pas non plus un débutant. Il se sait sous surveillance constante. Sa manœuvre préférée pour identifier et semer ses suivants : l’hameçon inversé, qui consiste à disparaitre au trois-quarts du chemin. Il faut la ténacité des membres d’Orion pour comprendre sa technique, et ainsi parvenir jusqu’à celle qui, figure inverse de MARBLE, lui vend des informations sur les programmes top-secret.

La critique littérature Macha Séry observe, à l’occasion de la parution en français de Red Sparrow, que technologie et gadgets sont presque absents du récit. À une époque où « le piratage informatique et les écoutes sont systématisés, il n’a jamais été plus primordial d’échapper à toute traçabilité et, donc, de se comporter ‘à l’ancienne’ ». Ce qui provoque, chez le lecteur, « des réminiscences de John le Carré : les errances dans la ville, les déambulations la nuit, ces trajets automobiles qui sont autant de chefs-d’œuvre de sophistication afin d’échapper aux guetteurs du camp adverse. »

  • Jason Matthews. Red Sparrow. New York: Scribner.
  • Macha Séry, « La Guerre froide, toujours sur le feu », Le Monde, 23 avril 2015

Filature #041

http://www.macorlan.fr

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Ils sont cinq ce matin-là, au Bal des papillons, un lendemain de fête. Cinq clients, dont une cliente, qui le temps passant finissent par causer, et causant se rendent compte qu’ils ont tous répondu au même appel d’un mystérieux correspondant, à propos d’une affaire d’héritage dont il se pourrait bien qu’ils fussent les bénéficiaires. Il faut aimer ce genre d’histoires, ou un peu l’aventure, ou avoir vraiment besoin d’argent pour accepter une telle proposition. Or non seulement l’instigateur de cette étrange rencontre semble se faire attendre (jamais, on finit par s’en rendre compte, il ne viendra), mais on découvre bientôt que le patron du bar, connu pour avoir amassé chez lui une coquette fortune, et dont le logement se trouve justement à l’étage, git assassiné depuis quelques heures. Bien sûr, la police va essayer de trouver le meurtrier. Probablement figure-t-il parmi les cinq personnages ; peut-être l’un d’entre eux est-il lui-même un policier. Mais, dans les deux cas, lequel ?

Il faudra pour l’apprendre attendre la toute fin de ce récit, et même le dernier mot de sa dernière phrase. Le lecteur, entretemps, se laisse entraîner dans les rues de Paris de la fin des années 20, dans les boutiques et les arrières boutiques de magasins fréquentés par aucun client, dans les cafés et les meublés de plus en plus sordides au fur et à mesure que la guigne progresse. Au cours de cette ballade de deux ans, les apparences se délitent progressivement chez ces cinq personnages. On s’observe, on n’ose pas se méfier frontalement des autres, mais jamais l’on ne se confie totalement, même si, comme c’est le cas de Marie-Chantal Fosseuse et de Paul Saint-Thierry, on finit pas s’épouser. Parfois même on ne peut résister à la tentation de se suivre.

Les filatures, dans ce roman de Mac Orlan datant de 1930, sont hésitantes. Bernard Baritaud a dit d’elles qu’elles ont quelque chose d’à la fois flou et onirique. Elles s’abolissent le plus souvent dans une sorte de brume qui sied à l’idée du Paris de cette époque. Ainsi le jour du crime, au moment où les cinq personnages se séparent, l’un deux se fait-il suivre par « un personnage qu’il n’avait pas remarqué, mais que le commissaire devait connaître assez familièrement » (34). La police, au reste, continue de surveiller son suspect (mais lequel, le lecteur l’ignore) avec beaucoup de discrétion (78). Et si c’est toujours avec une sorte de colère contre soi que tous les dix mètres l’on se retourne pour savoir si l’on n’est pas suivi par la police (84), le policier, lui, éprouve la sensation de ne pas faire son travail s’il ne suit pas une silhouette féminine qui passe dans la nuit. Le fait que nous vivions « dans une époque particulièrement homicide et cruelle » justifie en partie le fait de ne pas aimer « les gens qui consacrent leur existence à marcher derrière » soi (141), énonce Éloi Mutter, qui au reste ressemble à un rat blond.

Ces demi-filatures conçues comme des actes à moitié conscients constituent, avec la traque (voir Quai des brumes), une forme moderne de la damnation. Et c’est au bout du compte, à savoir celui du récit, que se mesure pour de vrai le poids des consciences et que tombent les masques.

  • Pierre Mac Orlan. La Tradition de minuit. Paris: Emile-Paul frères, 1930.
  • Bernard Baritaud. Pierre Mac Orlan: sa vie, son temps. Paris: Droz, 1992.

Filature #040

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Dirk Gently se présente comme un détective holistique. Sa philosophie consiste à épouser le chaos pour en extraire des liens prouvant l’interconnexion de toute chose, à commencer par les deux ou trois enquêtes qu’il lui arrive de mener de front. « Il existe une école de pensée », explique-t-il à son associé Mac Duff, selon laquelle « lorsqu’on est complètement perdu, il convient de consulter un plan. Ma stratégie consiste à trouver quelqu’un qui semble savoir où il va, et de le suivre. J’arrive rarement à l’endroit où je voulais me rendre, mais je me retrouve toujours là où je devais être. »

Cette méthode nommée « navigation zen » montre son efficacité. La preuve : Gently s’est mis à suivre au hasard un certain Edwards. Or « l’état désastreux de nos finances suggérait que nous devions trouver un client au plus vite, et il se trouve que M. Edwards avait un besoin urgent de consulter un détective privé. »

Le logiciel que vient de mettre au point Edwards est au plus haut point génial : au lieu d’analyser les données d’un problème permettant d’arriver à l’élaboration d’une conclusion logique, il justifie l’injustifiable en présentant, sous les couverts d’une raison biaisée mais d’apparence raisonnable, une série d’arguments compatibles entre eux. Si ce programme tombait dans de mauvaises mains, relève Gently, « aucune nation ne serait hors de portée de la tyrannie, même pas les Suisses. »

Or Edwards craint pour sa vie. Il montre, en fait, tous les signes de la paranoïa en prétendant que le Pentagone cherche à l’assassiner pour s’emparer de son invention. Mais l’adage selon lequel ce n’est pas parce qu’on est parano qu’on n’a pas d’ennemi se justifie ici pleinement: Edwards est retrouvé par Gently, chargé de sa sécurité, assassiné dans son bureau. De toute évidence (mais de toute évidence seulement), quelqu’un cherchant à mettre la main sur son logiciel ne rechigne pas devant le meurtre.

Alors que Gently et Mac Duff retournent à leur agence, ils découvrent qu’ils font eux-mêmes l’objet d’une filature. Un agent secret américain serait-il à leurs basques ? C’est bien possible. En tout cas, « il est impératif qu’ils ignorent que nous savons que nous sommes suivis. Nous devons préserver un élément de surprise. » Arrivé à destination, ils pénètrent précipitamment dans leur bureau, s’attendant au pire. La personne qui les suit n’est pas un homme du Pentagone mais une certaine Madame Reynolds qui soupçonne son mari de la tromper. « Vous nous suiviez ? » lui demande Mac Duff. « Bien sûr qu’elle nous suivait » réplique Gently. « Elle ne faisait que se rendre au même endroit et au même moment que nous. Ce qui, en soi, est profondément pertinent ». « J’estime », ajoute-t-il, « que les activités extra-conjugales du mari de Madame Reynolds font parties du réseau interconnecté d’événements qu’il faut comprendre dans son intégralité si nous voulons identifier l’assassin de Monsieur Edwards. »

La navigation zen a donc permis à Gently de recruter deux clients. Bientôt trois, en fait, en la personne de Monsieur Reynolds lui-même qui, certes, trompe sa femme, mais ne fait, en cela, que suivre son horoscope. Les mouvements des planètes semblent avoir en effet pris possession de son destin depuis plusieurs semaines, puisque tout ce qu’ils annoncent se réalise. Reynolds charge Gently se comprendre pourquoi, lequel va donc s’employer à démasquer les deux illusions que sont la théorie du complot (dont Edwards semble avoir été la victime réelle ou imaginaire) et l’astrologie (de l’influence de laquelle Reynolds ne semble pouvoir s’extraire) en mettant à l’épreuve sa propre méthode holistique, chaotique, zen, et pour tout dire géniale.

Lors d’un autre déplacement, Gently et Mac Duff constatent qu’ils sont à nouveau suivis:

– OK, nous sommes suivis ou est-ce que quelqu’un se rend au même endroit au même moment que nous ?

-Je crois que cette fois-ci on est suivis.

-Comment tu peux en être sûr?

-Parce qu’ils nous font des appels de phare.

-Qu’est-ce qu’ils nous veulent?

-Je n’ai aucune intention de le savoir.

Il faudra pourtant que Gently arrête son véhicule, pour découvrir qu’il s’agit cette fois de la police, qui se demande une fois de plus ce que bien manigancer cet étrange détective dans une histoire d’assassinat.

Et lorsque qu’ils se retrouvent un peu plus tard et jusqu’au cou dans une affaire qui menace de les détruire, Mac Duff est tenté d’aller tout raconter au commissaire. « Certainement pas », réplique Gently.

Nous allons suivre cette voiture blanche.

-Pourquoi suivre cette voiture blanche?

-Parce qu’on dirait qu’elle sait où elle va. La navigation zen !

Cette filature mène nos compères dans un bar. « J’estime qu’il apert qu’il s’agit exactement de l’endroit où nous devons nous trouver », annonce Gently dans son style inimitable. Mais l’homme qu’ils ont suivi les remarque. « Alors il doit être paranoïaque. »

Cet épisode de Dirk Gently, une série télévisée britannique inspiré des romans de Douglas Adams, continue de réserver bien des surprises. Trois manières de penser le monde extérieur s’entrechoquent et se confondent. Pour celui qui croit être suivi, comme pour celui qui pense que les trajectoires de la vie sont tracées d’avance, la vie n’est une prison. Pour qui, en revanche, embrasse le chaos, alors tout finit par trouver sa place. À ce dernier le sort réserve ce que les anglo-saxons nomme une « poetic justice », dont les aboutissants ne se traduisent malheureusement pas pour nos détectives désargentés en espèces sonnantes et trébuchantes.

« Dirk Gently », épisode 1, d’après les romans de Douglas Adams.