Filature #043

Voir à travers les apparences, pénétrer l’âme sans négliger le corps, telle est la vraie passion de ce jeune homme de science qui, pour se distraire de ses études (mais n’en est-ce pas encore ?), aime, le soir venu, à faire de longues promenades dans son quartier. Les habitants de ce faubourg de Paris, « indifférents au décorum », à toute heure de la nuit quittent le travail ou sortent d’un cabaret, rient, se plaignent et se disputent en groupes ou en couples sur les boulevards, sans jamais faire attention à celui qui les observe. À la manière du narrateur de L’homme des foules de Poe, mais avec une passion similaire au flâneur de Baudelaire, celui de Facino Cane se fait, lors de ces longues soirées passées sur le pavé, botaniste minutieux des êtres, physionomiste des groupes et des classes, philosophe des foules.

Il suffit au jeune étudiant de se laisser aller à l’observation. Cette faculté, « devenue intuitive », semblable à une « seconde vue », lui permet de décomposer un à un les « éléments de cette masse hétérogène nommée le peuple » pour y distinguer « ses qualités bonnes ou mauvaises ». « Je savais déjà », écrit-il sur le mode rétrospectif, « de quelle utilité pourrait être ce faubourg, séminaire de révolutions qui renferme des héros, des inventeurs, des savants pratiques, des coquins, des scélérats, des vertus et des vices, tous comprimés par la misère, étouffés par la nécessité, noyés dans le vin, usés par les liqueurs fortes. »

Mais au lieu de demeurer en un point fixe pour, de ce point d’observation, enregistrer et analyser la somme d’humanité qui se présente à lui, le narrateur, se laisse entraîner sur les trottoirs des faubourg, moins guidé qu’inconsciemment attiré par l’immense tourbillon humain. Dans ce flot où il se laisse porter, il sait saisir « si bien les détails extérieurs », que sa capacité d’observation « allait sur-le-champ au-delà ; elle me donnait la faculté de vivre de la vie de l’individu en me permettant de me substituer à lui ». Comment, dès lors, choisir parmi ceux qui se présentent à son regard celui ou celle dont il pourrait épouser la vie afin de devenir « un autre que soi par l’ivresse des facultés morales » ?

À la vue s’ajoute l’ouïe, laquelle agit chez l’étudiant comme une manière de filtre. Or les paroles échangées sur le bitume n’ont rien d’extraordinaires. C’est même leur caractère banal qui aiguille la curiosité de l’étudiant et le décide à suivre dans la rue tel couple plutôt que tel autre. « Lorsque », écrit-il, « entre onze heures et minuit, je rencontrais un ouvrier et sa femme revenant ensemble de l’Ambigu-Comique, je m’amusais à les suivre ». Les paroles qu’ils s’échangent provoquent chez lui une forme de métempsychose : « Je me sentais leurs guenilles sur le dos, je marchais les pieds dans leurs souliers percés ; leurs désirs, leurs besoins, tout passait dans mon âme, ou mon âme passait dans la leur ». J’étais, ajoute-t-il, « le rêve d’un homme éveillé ».

Cette faculté de se fondre dans l’existence d’autrui en suivant ses pas relève certes d’une forme de mysticisme, et mènerait sans doute à la folie si sa puissance exclusive s’exerçait au dépens du regard objectif de l’observateur. Or ce dernier ne s’oublie jamais totalement lui-même, et son scrupule à décrire et à imaginer la vie de ceux qu’il observe vient servir plutôt qu’écraser une volonté de comprendre et de décrire ces existences, à propos desquelles il est sûr qu’elles recèlent « d’horribles et belles choses ! ».

Pourtant, ce n’est pas un de ces « admirables chefs-d’œuvre enfantés par le hasard » que le narrateur se met à faire le récit, préférant au réalisme teinté de sordide rendre compte de l’incroyable histoire d’un vieillard italien, musicien aveugle rencontré au cours d’un mariage. Incapable de voir ni, au reste, de jouer sans fausses notes, la jeunesse de Facino Cane se place aux antipodes des vies vécues par les ouvriers de Paris, mais comme eux, grâce au pouvoir des paroles, transporte son interlocuteur dans un univers proche de celui des Mille et une Nuits. Quittant la noce, c’est le vieillard ayant perdu la vue à Venise un demi-siècle plus tôt qui guide le jeune homme temporairement aveuglé par la foi qu’il accorde au récit de Cane.

  • Honoré de Balzac. Facino Cane (1836).