L’idée est des plus simples. Puisqu’il n’a pas le début du commencement d’un indice expliquant la mort d’Ernest Borms, assassiné dans le Bois de Boulogne « à une centaine de mètres de la Porte de Bagatelle », Maigret annonce par voie de presse que la police va procéder à la reconstitution du crime. Les curieux attirés par l’annonce seront alors pris en filature, dans l’espoir que l’un d’eux ait un rapport avec l’affaire.
Janvier appelle son patron pour lui annoncer qu’il a sans doute repéré leur suspect : « Il n’a pas la conscience tranquille… En traversant la Seine, il a jeté quelque chose dans le fleuve… Il a essayé dix fois de me semer… Je vous attends ? » (139). Maigret rejoint rapidement Janvier au Nain Jaune, boulevard Rochechouart. L’oiseau s’y trouve encore. Il les observe de ses « prunelles claires, d’un bleu gris (…) On ne pouvait pas appeler ça de la morgue, ni du défi. L’homme les regardait simplement » (140). Maigret ne se prive pas, de son côté, de l’observer. Sans doute, à son allure, un Polonais. Le commissaire dépêche un photographe pour prendre son portrait volé en vue d’une diffusion dans les divers services de police.
En attendant, il s’agit de suivre l’homme qui, de tout évidence, ne veut à aucun prix conduire le commissaire jusqu’à son domicile. Comme celui qui se fait appeler Mai dans Monsieur Lecoq d’Émile Gaboriau, le défi pour le Polonais consiste à circuler dans Paris jusqu’à ce que de guerre lasse, Maigret le laisse partir. Or, soliloque le commissaire, « si tu as de la patience, j’en ai au moins autant que toi… » (141).
Tout le monde ignore alors que cette surveillance serait citée par la suite comme « la plus caractéristique, peut-être, de la manière de Maigret » (138), qu’elle « deviendrait classique et que des générations d’inspecteurs en répéteraient les détails aux nouveaux » (148). Étrange filature en tout cas, qui consiste contre toute logique pour le suivi à feindre de ne pas l’être. Ainsi, après une première nuit passée dans un hôtel d’assez bon standing (le suspect dans une chambre, et Maigret dans le hall d’accueil), les deux hommes se trouvent « pour ainsi dire côte à côte » dans un bar où ils prennent le petit-déjeuner.
Bientôt, une « curieuse intimité » s’établit entre eux (144), au point que, « détail cocasse », ils attrapent en même temps un rhume. « Ils ont le nez rouge. C’est presque en cadence qu’ils tirent leur mouchoir de leur poche ».
Le combat que se livre les deux hommes est un combat d’usure, et Maigret apprend dès la deuxième journée que son adversaire n’a plus que de deux cents francs sur lui. Bientôt, chaque pièce compte. « Plus que vingt francs », calcule Maigret, « plus moyen de te payer une chambre (…) reste onze francs cinquante » (145-6). Combien de temps, se demande-t-il, faut-il à « un homme bien élevé, bien soigné, bien vêtu », pour perdre « son vernis extérieur lorsqu’il est lâché dans la rue ? » (145). Quatre jours seulement. Quatre jours pour descendre jusqu’au « dernier degré de l’échelle » (147). De restaurant en café, d’hôtel de passe en cinéma, de bar en tripot, l’homme, de plus en plus pauvre et dans un état de fatigue et de faiblesse de plus en plus avancé, se trouve, au quatrième soir, contraint de dormir dehors par une température de « huit degrés sous zéro ».
Certes, Maigret dispose d’associés pour prendre les relais et sa bourse est bien plus garnie que celle de son suspect. Mais s’il redouble d’opiniâtreté, c’est qu’il a fait de cette filature une affaire personnelle. Ainsi ne prend-il guère le temps de rentrer chez lui. De plus, l’état de plus en plus délabré de son suspect l’empêche de fréquenter des lieux d’où Maigret pourrait téléphoner pour se faire relayer. Au quatrième jour, Maigret parvient pourtant à appeler son bureau. On a identifié l’homme. Il s’agit bien d’un Polonais, en France depuis trois ans, un certain Stéphan Strevski marié à une Hongroise, « une fille splendide qui répond au prénom de Dora » (147).
Au cinquième jour, « l’homme avait (…) collée à ses vêtements une sourde odeur de misère. Ses yeux plus enfoncés. Le regard qu’il lança à Maigret, dans le matin pâle, contenait le plus pathétique des reproches ».
C’est une seconde annonce que fait publier Maigret dans L’Intransigeant qui provoque la fin de la filature. On y signale la disparition de l’épouse de Strevski. Avec ses dernier sous, le Polonais achète le journal et, lisant la nouvelle de la fuite de sa femme, quitte la file d’attente d’une soupe populaire et se rend immédiatement à Maigret.
De retour Quai des Orfèvres, entre deux bouchées d’un sandwich qu’il dévore à pleine bouche, le Polonais explique au commissaire que son épouse Dora est l’assassin d’Ernest Borms. La sachant en sûreté, il peut enfin se dénoncer. Presqu’à contre cœur, Maigret fait alors entrer Dora dans son bureau.
Plus tard, en attendant son procès (il a pris un des meilleurs avocats de la place), Strevski rend régulièrement visite à Maigret. C’est lui, apprend-on en guise de conclusion, qui lui a appris à jouer aux échecs.
- George Simenon, « L’Homme dans la rue », in Maigret et les petits cochons sans queue. Paris : Presse de la Cité, [1939], 1953.