Islamistes, agents de la Défense et de l’Intérieur, représentants d’officines semi-privées, journalistes : puisque tout le monde se méfie de tout le monde, tout le monde aussi se surveille et s’infiltre. Jusqu’à saturation ; et sans toujours s’y retrouver. Ainsi les identités réelles sont elles incertaines et problématiques et les relations apparentes « dissimulent, en fait,, des liens d’intentions et des plans tenus secrets » (Boltanski, 35). Il faut en tout cas que la situation soit suffisamment sérieuse en cette fin d’été 2001 pour que les services spéciaux de la Défenses, habitués à des théâtres d’action extérieurs, se mettent à intervenir sur le territoire national, en plein Paris.
Fennec est l’un de ces agents. Infiltré dans un réseau islamiste du 20e arrondissement, il sent sa situation de plus en plus menacée par la méfiance elle aussi grandissante de ceux qu’il doit surveiller et le manque d’instructions claires de la part de ses supérieurs. Il doit, s’entend-il dire, gérer à vue (529). Son inquiétude le pousse à vouloir se rapprocher d’Amel Balhimer, jeune journaliste qui enquête sur la mort de trois radicaux peut-être liés par un projet d’attaque imminente. Fennec se sait surveillé par les RG ou la DST, qui ignorent tout de sa véritable identité. Et « s’il s’était toujours débrouillé pour échapper aux filatures », il sait aussi que « sa chance finira par tourner court ».
Amel Balhimer quitte son domicile et Fennec, qui la surveillait de l’extérieur en hésitant sur la façon de l’aborder, décide dans un premier temps de la suivre. Or la journaliste est surveillée par des agents du ministère de l’Intérieur, qui repèrent par la même occasion celui qu’ils croient être un barbu. Amel est donc suivie par Fennec qui est suivi par la DST… et par un jeune garçon chargé de rendre compte de ses déplacements pour le compte de Mohamed Touati, l’imam salafiste de la mosquée. Tout le monde remonte « la rue de Fécamp en direction de l’avenue Daumenil », où Amel descend dans le métro. Le parcours de la jeune femme (et celui de sa traîne invisible) s’achève au Canapé, un restaurant situé dans la cité de la Roquette, non loin de la Bastille. Elle y retrouve Jean-Loup Servier, un cadre consultant en informatique dont elle a fait connaissance quelques semaines plus tôt.
Karim reste à l’extérieur. Il se maintient « dans le flot des passants, là sans y être vraiment », bougeant « pour se mêler aux courants qui allaient et venaient sur le trottoir » (533). Son regard oscille entre la porte de l’établissement, « le ciel et sa montre ». Il note alors la présence du gamin de la mosquée, « son rémora ».
Or Jean-Loup Servier, nous le savons depuis peu de temps, n’est pas non plus celui qu’on pense. Et de l’intérieur de l’établissement où il s’est attablé avec Amel, il repère lui aussi la présence dans la rue d’agents de surveillance. Il décide de sortir avec Amel et de semer ses fileurs. C’est d’autant plus la panique du côté de la DST qu’on se rend compte qu’une équipe de surveillance de la police est également à l’œuvre.
Résumons : Amel est suivie par Karim, qui est suivi par des agents de la DST et par un mouchard de la mosquée, ainsi que par une équipe du Quai des Orfèvres. Karim finit par remarquer la présence du mouchard, Servier identifie celle de la DST, et la DST l’équipe des policiers. « Le coin grouillait d’équipes qui se répartissaient des objectifs multiples en temps réel » (536). Seule Amel ne voit rien.
Karim décide alors d’ « éloigner son ombre » et d’abandonner sa filature d’Amel et de Servier. Peu importe alors si le gamin reste derrière lui. Il a pourtant l’intention de le faire un peu transpirer.
L’immeuble du passage Charles-Dallery dans lequel pénètrent Amel et Servier forme un espace que Philippe Vasset nommerait une zone blanche, et qui selon Servier constitue sans doute « la dernière vraie zone d’autonomie temporaire » (538). Personne n’y réside : « Bienvenue dans une anomalie administrative », un espace libre dans lequel il « est donc possible de se glisser pour concevoir, de façon éphémère, des espaces libres de toute contrainte ». Servier explique alors à Amel que l’immeuble dispose de trois portes de sortie, donnant sur trois rue différentes. Il lui revient de choisir celle par laquelle sortir. Amel se décide pour la rue Charonne.
- DOA. Citoyens clandestins. Gallimard, Folio Policier, [2007], 2015.
- Boltanski, Luc. Énigmes et complots. Une enquête à propos d’enquêtes. Paris: Gallimard, NRF essais, 2012.