Des travaux de rénovation transforment une partie de la prison de la Santé en véritable chantier. Les conditions sont donc idéales pour cinq codétenus décidés à quitter leur cellule en perçant un trou au sol : si l’on agit en pleine journée, le bruit des marteaux des ouvriers couvrira ceux de la barre de métal frappant le ciment. Roland, cerveau du groupe, à qui l’absence à la main droite du pouce et l’index n’empêche pas d’être précis dans ses gestes, retire une à une les lattes du parquet dans l’angle de la cellule puis se met à frapper le béton de la partie la plus fine de sa masse improvisée.
Le métal écorne la surface du sol, qui lui résiste. « Frappe plus fort », s’entend-il dire par Manu, placé derrière lui, au bout d’une trentaine de coups. Roland acquiesce. « Dans une heure on aura percé ou on sera tous au cachot ». Il retourne alors l’instrument pour frapper le sol de toute sa force. Les coups se font assourdissants. « C’est ça qui va nous sauver, c’est le bruit ». Et, de fait, deux gardes passent devant la cellule sans s’arrêter, pensant peut-être entendre les échos d’une cellule voisine en chantier.
Une telle stratégie, qui relève du paradoxe, donne bien la mesure des risques que sont en train d’encourir le groupe d’hommes. Chacun des gestes qu’ils accomplissent en dehors de ceux qui font leur quotidien de prisonniers modèles doit s’adapter aux contraintes de la surveillance. Celle-ci, faite de fouilles, de rondes, de passages inopinés, sollicite à chaque instant l’imagination, le bagout, l’art de se dissimuler et surtout de trouver une solution technique à tous les obstacles. L’intelligence pratique de Roland fait de lui l’objet d’admiration dont il ne se sert que pour tirer de chacun le meilleur de lui-même.
La caméra, placée à une soixantaine de centimètres du sol, se concentre désormais sur la surface à percer et les efforts pour y parvenir. Le béton se fissure, des éclats sautent, les lattes autour vacillent. Seule, dirait-on, la caméra ne tremble pas. Au bruit de l’impact s’ajoute celui de la respiration du frappeur, dont les gestes sont aussi violents que précis. Toutes les minutes environ, le relai est pris sans hésitation. Bientôt, derrière celui qui tient la masse, on s’organise pour évacuer les fragments de béton. On ne voit, pour la plupart du temps, que les bras et les jambes qui s’affairent autour du trou qui se fait jour, dans un ballet de gestes précis et efficace.
L’esprit de fraternité et d’amitié, perceptible depuis le début du film chez quatre des cinq hommes, se trouve mis en pratique sur ce demi-mètre carré de réalité pure. C’est un vrai trou dans du béton authentique que percent à coup de barre de fer des hommes à qui on ne demande désormais plus d’être acteurs. Perçu par les gardes avec le sarcasme de ceux qui ne sont pas payés pour y croire, vu jusque-là par le spectateur comme, au mieux, l’effet de circonstances, cet esprit de fraternité se transforme, à partir de cette scène, en éthique de la solidarité. Chacun sait ce qu’il doit à l’autre, et ce qu’il lui convient de faire pour arriver au but cherché par tous.
Il n’est désormais plus la peine d’échanger de paroles, et si l’oreille attentive entend, entre deux coups « allez-y continuez », il se peut bien qu’il s’agisse des paroles du metteur-en-scène (Jacques Becker) dirigeant ses acteurs et laissées par inadvertance au montage. Et s’il s’agit d’une histoire, mais d’une histoire qu’on annonce comme filmée d’après des faits réels (José Giovanni, auteur du Trou, et co-auteur du scénario a bien participé à une tentative d’évasion et Roland, personnage du film, fut bien lui aussi prisonnier), chacun sait exactement le rôle qu’il doit tenir pour arriver à ses fins à vrais coups de pioche.
Le trou est percé. Un carton en feu jeté au fond montre que sous la cellule se trouve une galerie. Il faudra attendre la nuit pour s’y aventurer. Claude Gaspard, le dernier venu, et à qui il a bien fallu faire confiance, veut voir. Il s’avance entre Manu et Roland. La caméra, prenant la place du regard de Gaspard, montre à nouveau la galerie. Mais ce regard est de pure curiosité. Au lieu de contribuer à l’avancement du projet, il le retarde et augmente le risque d’être découvert. Roland rejette alors violemment Claude en arrière et c’est comme si on interdisait au spectateur de trop s’attarder sur le résultat. On n’est pas là pour regarder, semble-t-il dire, mais pour faire, seul moyen de recouvrer sa liberté.
Et le ballet des hommes reprend aussitôt : on balance les gravats dans le trou, on passe le sol à la balayette avant de remettre à leur place les lattes du parquet et la pièce de métal au sommier relevé contre le mur. Sitôt ces gestes accomplis la scène s’achève par un fondu au noir. L’ensemble de la séquence, censée durer une heure tout au plus, tient pour le spectateur en un peu moins de six minutes. S’il ne s’agit pas du seul trou qu’il va falloir creuser, c’est bien celui qui teste la solidité morale et physique des hommes à travers leur ingéniosité et la confiance qu’ils se font entre eux. C’est lui, aussi, qui place le spectateur en demeure de ne faire perdre de temps à personne.
- Le Trou de Jacques Becker (1960), d’après le récit de José Giovanni.