Évasion #002

le_trou

Des travaux de rénovation transforment une partie de la prison de la Santé en véritable chantier. Les conditions sont donc idéales pour cinq codétenus décidés à quitter leur cellule en perçant un trou au sol : si l’on agit en pleine journée, le bruit des marteaux des ouvriers couvrira ceux de la barre de métal frappant le ciment. Roland, cerveau du groupe, à qui l’absence à la main droite du pouce et l’index n’empêche pas d’être précis dans ses gestes, retire une à une les lattes du parquet dans l’angle de la cellule puis se met à frapper le béton de la partie la plus fine de sa masse improvisée.

Le métal écorne la surface du sol, qui lui résiste. « Frappe plus fort », s’entend-il dire par Manu, placé derrière lui, au bout d’une trentaine de coups. Roland acquiesce. « Dans une heure on aura percé ou on sera tous au cachot ». Il retourne alors l’instrument pour frapper le sol de toute sa force. Les coups se font assourdissants. « C’est ça qui va nous sauver, c’est le bruit ». Et, de fait, deux gardes passent devant la cellule sans s’arrêter, pensant peut-être entendre les échos d’une cellule voisine en chantier.

Une telle stratégie, qui relève du paradoxe, donne bien la mesure des risques que sont en train d’encourir le groupe d’hommes. Chacun des gestes qu’ils accomplissent en dehors de ceux qui font leur quotidien de prisonniers modèles doit s’adapter aux contraintes de la surveillance. Celle-ci, faite de fouilles, de rondes, de passages inopinés, sollicite à chaque instant l’imagination, le bagout, l’art de se dissimuler et surtout de trouver une solution technique à tous les obstacles. L’intelligence pratique de Roland fait de lui l’objet d’admiration dont il ne se sert que pour tirer de chacun le meilleur de lui-même.

La caméra, placée à une soixantaine de centimètres du sol, se concentre désormais sur la surface à percer et les efforts pour y parvenir. Le béton se fissure, des éclats sautent, les lattes autour vacillent. Seule, dirait-on, la caméra ne tremble pas. Au bruit de l’impact s’ajoute celui de la respiration du frappeur, dont les gestes sont aussi violents que précis. Toutes les minutes environ, le relai est pris sans hésitation. Bientôt, derrière celui qui tient la masse, on s’organise pour évacuer les fragments de béton. On ne voit, pour la plupart du temps, que les bras et les jambes qui s’affairent autour du trou qui se fait jour, dans un ballet de gestes précis et efficace.

L’esprit de fraternité et d’amitié, perceptible depuis le début du film chez quatre des cinq hommes, se trouve mis en pratique sur ce demi-mètre carré de réalité pure. C’est un vrai trou dans du béton authentique que percent à coup de barre de fer des hommes à qui on ne demande désormais plus d’être acteurs. Perçu par les gardes avec le sarcasme de ceux qui ne sont pas payés pour y croire, vu jusque-là par le spectateur comme, au mieux, l’effet de circonstances, cet esprit de fraternité se transforme, à partir de cette scène, en éthique de la solidarité. Chacun sait ce qu’il doit à l’autre, et ce qu’il lui convient de faire pour arriver au but cherché par tous.

Il n’est désormais plus la peine d’échanger de paroles, et si l’oreille attentive entend, entre deux coups « allez-y continuez », il se peut bien qu’il s’agisse des paroles du metteur-en-scène (Jacques Becker) dirigeant ses acteurs et laissées par inadvertance au montage. Et s’il s’agit d’une histoire, mais d’une histoire qu’on annonce comme filmée d’après des faits réels (José Giovanni, auteur du Trou, et co-auteur du scénario a bien participé à une tentative d’évasion et Roland, personnage du film, fut bien lui aussi prisonnier), chacun sait exactement le rôle qu’il doit tenir pour arriver à ses fins à vrais coups de pioche.

Le trou est percé. Un carton en feu jeté au fond montre que sous la cellule se trouve une galerie. Il faudra attendre la nuit pour s’y aventurer. Claude Gaspard, le dernier venu, et à qui il a bien fallu faire confiance, veut voir. Il s’avance entre Manu et Roland. La caméra, prenant la place du regard de Gaspard, montre à nouveau la galerie. Mais ce regard est de pure curiosité. Au lieu de contribuer à l’avancement du projet, il le retarde et augmente le risque d’être découvert. Roland rejette alors violemment Claude en arrière et c’est comme si on interdisait au spectateur de trop s’attarder sur le résultat. On n’est pas là pour regarder, semble-t-il dire, mais pour faire, seul moyen de recouvrer sa liberté.

Et le ballet des hommes reprend aussitôt : on balance les gravats dans le trou, on passe le sol à la balayette avant de remettre à leur place les lattes du parquet et la pièce de métal au sommier relevé contre le mur. Sitôt ces gestes accomplis la scène s’achève par un fondu au noir. L’ensemble de la séquence, censée durer une heure tout au plus, tient pour le spectateur en un peu moins de six minutes. S’il ne s’agit pas du seul trou qu’il va falloir creuser, c’est bien celui qui teste la solidité morale et physique des hommes à travers leur ingéniosité et la confiance qu’ils se font entre eux. C’est lui, aussi, qui place le spectateur en demeure de ne faire perdre de temps à personne.

  • Le Trou de Jacques Becker (1960), d’après le récit de José Giovanni.

Évasion #001

bresson

Deux choses ne font aucun doute : arrêté par la gestapo et amené à la prison Montluc de Lyon, le lieutenant Fontaine veut s’évader et il y parviendra. Un Condamné à mort s’est échappé incarne jusque dans son titre l’intention et le résultat de son projet. Reste à savoir par quels moyens, puis une fois toutes les conditions réunies, à quel moment. Ses camarades, inquiets de son hésitation (alors qu’eux-mêmes ont renoncé à recouvrer leur liberté physique) le pressent d’agir. Trois mois d’un régime plus que spartiate finissent par fatiguer le corps. On risque de fouiller sa cellule et y trouver l’équipement qu’il a patiemment fabriqué en vue de son évasion. La chance, enfin, risque de lui manquer. « Tu penses trop, tu fignoles », s’entend-il dire. « Le plus dur », se confie-t-il alors à Blanchet, son voisin de cellule, alors que tout est prêt, « est de se décider ». Lorsque dans un bureau installé à l’Hôtel Terminus un fonctionnaire lui annonce quel sort attend les saboteurs comme lui (il a fait sauter un pont pour bloquer un convoi allemand), son exécution prochaine ne fait plus de doute. Il se décide alors à passer à l’action.

Or ce moment correspond à l’arrivée dans sa cellule de Jost, un adolescent dont il a des raisons de soupçonner d’être un mouchard. Fontaine peut-il faire confiance au jeune homme et l’emmener avec lui ou doit-il l’éliminer pour assurer son évasion ? Rien, pas même l’apparente sincérité du garçon, ne vaut preuve de son honnêteté. Et c’est au pied du mur d’enceinte de la prison, alors qu’il lui confie la corde nécessaire à son franchissement, que Fontaine fait pour de bon acte de foi. Un traitre ne la lui aurait pas relancée. Seul, il n’aurait pu aller plus loin. Les deux hommes s’entraidant passent par dessus le chemin de garde et le mur d’enceinte pour se retrouver enfin libre, plus de quatre heures après avoir quitté leur cellule. « Si ma mère me voyait », s’exclame alors Jost, avant de se fondre avec Fontaine dans la nuit lyonnaise.

Le film de Besson se présente comme un récit sans ornement. C’est la reconstitution scrupuleuse (fanatique, écrit Truffaut) d’une véritable évasion. Le regard de la caméra ne va jamais au-delà de celui de son personnage enfermé presque vingt-quatre heures sur vingt-quatre dans sa cellule. Il se concentre sur la tâche à accomplir. Comme dans Le Trou, les mains du prisonnier jouent donc dans ce récit un rôle considérable. Elles rendent compte d’un travail patient sur une matière (le bois de la porte, le métal de la cuillère, le tissu des vêtements) qu’il convient d’exploiter pour préparer les objets nécessaires au franchissement des obstacles. D’abord calculés, ils sont, une fois accomplis, mesurés au risque de se trahir par le bruit provoqué.

Chaque scène prend place dans le récit d’un chemin vers la liberté, elle-même symbole d’une forme de grâce humaniste. Il est pourtant à peine question de bravoure. L’attitude des autres prisonniers, cherchant dans leur cœur le moyen d’attendre une mort plus que plausible, ne constitue pas une antithèse morale à la celle de Fontaine. Au reste, l’énergie qu’il déploie, seul et isolé du monde, n’explique qu’en partie son succès à s’échapper. Les consignes apprises, les objets et les conseils confiés par ses congénères, les encouragements et jusqu’à l’exécution de certains d’entre eux préparent et expliquent sa réussite.

Une telle fraternité morale, à peine esquissée par les rares mots échangés se reflète dans l’idée que Bresson se fait de son film : ses images sont mises en relation par l’effet de lois discrètes qui président à une forme de fraternité dans un lieu où les quelques minutes quotidiennes passées ensemble sont régulièrement ponctuées de « pas parler », les seules paroles que les gardes allemands semblent être capables de prononcer en français. Pour le pasteur, un miracle a lieu lorsqu’il trouve un exemplaire de la Bible. Pour Fontaine, le destin se manifeste lorsqu’il met la main sur une seconde cuillère lui permettant de poursuivre ses préparatifs. Ces signes sont les plus visibles, mais pas les seuls, qui font de ce film une fable sur la foi. Foi en soi, en celles des autres, dans des situations extrêmes où la nécessité de la confiance prend parfois les allures de la traitrise. Qui croire et à qui confier sa vie ?

La prison militaire de Montluc d’où André Devigny s’est échappé le 25 août 1943 a servi de geôle à plus de neuf mille prisonniers, dont Jean Moulin et ses compagnons. Sept mille d’entre eux y sont mort. Le film de Bresson s’inspire du texte écrit par Devigny et publié en 1954.

  • Robert Bresson. Un Condamné à mort s’est échappé (1956).
  • Reader, Keith. Robert Bresson. Manchester : Manchester University Press, 2000.
  • Thiher, Allen. « Bresson’s Un condamné à mort : The Semiotics of Grace » in James Quandt (ed .). Robert Bresson. Toronto : Cinematheque Ontario, 1998.

Quitter la Terre #001

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Au début du XVIIème siècle, l’idée d’un voyage hors du monde et jusque vers la Lune s’inscrit dans une double continuité : d’une part les explorations géographiques des siècles précédents, d’autre part la remise en cause de la notion selon laquelle la Terre serait immobile au centre de l’univers. Or pour retourner le dogme du géocentrisme, rien ne vaut l’idée de s’éloigner verticalement de notre planète jusque vers un point où il devient possible de l’observer tourner sur elle-même.

C’est vers 1609 que Kepler rédige Le Songe, un conte savant et loufoque servant tour à tour à ridiculiser les détracteurs de l’héliocentrisme et à convaincre son lecteur avisé de la véracité des principes physiques qui y sont décrits. L’auteur de L’Astronomie nouvelle y montre comment (par un savant emboîtement de récits) un certain Duracotus apprend des démons la manière de se transporter jusqu’à la Lune.

L’éloignement de la Terre aux bras de ces démons (aucune machine, ici, n’est encore envisagée) est vécu comme un arrachement. Accélération, froid, absence d’air : il n’est pas donné à tout le monde de survivre à un choc semblable à celui auquel serait confronté un individu au centre d’un boulet de canon (ou dans l’habitacle d’une fusée). Raison pour laquelle « nous conviennent » (disent ces démons) « les petites vieilles desséchées qui depuis l’enfance ont l’habitude de faire d’immense trajets à califourchon sur des boucs nocturnes, des fourches, de vieux manteaux ».

Mais pour elles aussi le choc du départ est si fort qu’elles doivent d’abord être endormies. Le voyage se fait en deux temps. Les corps inconscients, s’éloignant d’abord violemment de la surface de la Terre, se soustraient progressivement à sa force d’attraction (conçue alors sur le mode du magnétisme plutôt que de la gravitation) pour aller se placer sous l’influence de la Lune, considérée dans sa matérialité comme une simple planète. À l’impulsion violente fait suite l’inertie des corps placé entre deux forces contradictoires.

Mais le temps presse, car le voyage ne peut se faire que pendant les quelques heures que dure une éclipse totale de la Lune.

L’acte de s’éloigner de la Terre dont on s’est donné pour objet d’étudier les mouvements, se conçoit comme un acte de la pensée suffisamment fort pour donner à voir par l’esprit et l’imagination. L’envol hors du monde est décrit comme une expérience physiologique dont il est impossible, même aux plus aguerries des sorcières (ce qui exclut par la même occasion la plupart d’entre nous), de rendre compte. C’est un transport mental (via le récit fait dans une fable, lue dans le rêve d’un astronome) qui vaut comme expérience de pensée pour le lecteur. « La vision imaginaire précède la preuve télescopique » (Aït-Touati 53), et la fiction, au lieu d’obscurcir la preuve, l’éclaire et la rend plus convaincante.

  • Aït-Touati, Frédérique. Contes de la lune. Essai sur la fiction et la science modernes. Paris: Gallimard, collection “Essais”, 2011.
  • Kepler, Johannes. Le Songe ou Astronomie lunaire. Traduction Michèle Ducos. Nancy : Presses universitaires de Nancy, 1984.
  • Luminet, Jean-Pierre. “Autour du ‘Songe’ de Kepler”. https://arxiv.org/pdf/1106.3639.pdf

Filature #049

Puerto_limon

Lorsqu’on a pris le risque de gruger la World Lovelies, une agence internationale de rencontre qui sert de paravent à des activités moins licites que l’amour, il vaut mieux disparaître rapidement sitôt son larcin accompli. Rapidement et loin, et sans jamais s’arrêter longtemps en un même lieu. Ces deux-là (Alex et Antonia) s’aiment ou croient encore s’aimer. De port en aéroport, de bus en car, à pied même, ils ont, s’imagine-t-ils, encore « quelques milliers de kilomètres destinés à déjouer les filatures éventuelles, avant de rejoindre leur magot planqué au soleil » (12). Après quoi, la belle vie.

Ils ne sont pas les seuls : tout le monde est plus ou moins tenté de se servir sur les comptes de la World Lovelies pour disparaître et filer à deux des jours heureux. Dans Ces deux-là, dernier des « six romans expérimentaux du XXe siècle » de Patrick Deville, il n’y a pas de tour d’ivoire amoureuse, même sur les plages rêvées de Puerto Limon. Le parcours de trois couples (qui s’aiment ou croient s’aimer) vont « s’entortiller brins à brins, pour tresser les rets de la providence ou la corde du pendu » (47).

La World Lovelies ne connaît pas de frontières. Elle divise le monde en cinq zones, avec autant d’aisance qu’une police municipale à l’échelle de sa commune. Parcourir la moitié de la planète pour échapper à ses éventuels poursuivants est donc chose vaine. Il ne faut jamais très longtemps à l’organisation pour repérer ses cibles et dépêcher l’agent chargé de récupérer les fonds. « Les jours passant, on se surprend à regarder sans cesse derrière soi, quand c’est toujours devant qu’un vrai professionnel vous attend » (26).

Les leurres de la liberté sont donc aussi nombreux que les illusions de l’amour. L’écart entre illusion et lucidité redouble lorsqu’à la page 86 du roman apparaît celui qui ressemble à un narrateur doté d’une certaine omniscience. L’homme n’a pas quitté sa chambre d’hôtel depuis une dizaine d’années. Lorsqu’il expose sa théorie des focos, qui consiste à infiltrer chaque coin de la Terre, on ignore si la World Lovelies constitue la réalisation ou le contre-modèle de cette rêverie mi-révolutionnaire, mi-crapuleuse, et qui dans les deux cas balaie les rêves de liberté.

Au reste, peu importe. Si les personnages en cavale sont rapidement retrouvés, et ceux qui disposent encore d’une part d’autonomie sont mis rapidement sur la trajectoire d’une catastrophe, ils sont tous suivis par leur propre spectre. Double d’eux-mêmes, plus jeunes qu’eux et surtout plus purs dans leurs intentions, ils servent de preuve qu’au-delà de toutes les illusions (romanesques et amoureuses), persiste le soupçon d’un petit fond irréductible de l’être, capable de se retourner sur lui-même pour évaluer le temps perdu à vivre.

  • Patrick Deville. Ces deux-là. Paris: Minuit, 2000.
  • Anne Sennhauser, « Présences paradoxales du romanesque dans la fiction contemporaine », Itinéraires, 2013-1 | 2013, 65-79. Disponible en ligne. (https://itineraires.revues.org/807)