Évasion #005

casnova

Lorsque Giacomo Casanova rencontre le frère l’inquisiteur responsable de son arrestation dix-huit ans plus tôt, et qu’il l’interroge sur les raisons de son incarcération en 1755 dans les prisons de Venise, ce dernier aura pour toute réponse un geste, parfaitement en accord avec sa fonction (ce n’est pas un hasard s’il a succédé à son frère) : il porte l’index de sa main droite sur les lèvres. On n’en saura donc pas plus. Mais ce silence vient précédé d’un regret exprimé en direction du libertin de nouveau admis dans sa république natale. D’une remontrance plutôt, dont le degré d’hypocrisie serait insondable s’il n’était à proportion inverse de sa charge ironique. C’était bien mal de s’enfuir de nos prisons, s’entend dire le futur auteur de L’histoire de ma vie, car l’Inquisition avait l’intention de le libérer quelques jours après la date choisie par lui pour s’échapper (204). Que n’eût il pas attendu tranquillement dans sa cellule et fait un peu confiance aux puissances qui le retenaient prisonnier depuis seulement quinze mois ?

S’il convient de donner un siècle de référence aux histoires d’évasion, la XVIIIe européen semble convenir au mieux, et le récit que Casanova fait de sa fuite des prisons de la République de Venise en constitue sans doute l’exemple le plus éloquent. Le lecteur d’aujourd’hui peut même y voir la matrice dans laquelle les écrivains des deux siècles suivants n’auront qu’à se servir. Tout s’y trouve : les plans, les embûches, les contretemps et les contrecoups, les tentatives de sortie par le plancher et par le plafond, l’usage de la ruse exercée contre ses geôliers, la maîtrise de la matière et du temps suspendu, le pouvoir d’agir au moment le plus opportun, celui de sonder le cœur et les vraies intentions de ses codétenus. Ce qui prédomine pourtant, c’est qu’il est temps que le bonheur individuel se mesure à un ordre social considéré de façon de plus en plus évidente comme arbitraire et infâme.

« Je n’ai pas approuvé ma détention », écrit Casanova dans l’Avant-propos de son récit, « parce que ma nature ne l’a pas permis » (12). Il ne se sent, tout simplement, pas criminel (44), et « l’homme qui ne se sent pas coupable ne peut pas concevoir qu’on puisse le punir » (90). Dès lors, tout, et jusque au tremblement de terre de Lisbonne à l’automne 1755, ressenti jusqu’à la Chancellerie de Venise, sonne de manière beaucoup plus concrète que chez Rousseau ou Voltaire comme la confirmation de la nécessité de prendre intégralement en charge les conditions de sa liberté. Mais pour que ce désir se transforme en réalité vécue, il convient de mettre en phase sa faculté pensante avec sa puissance d’agir. Puisqu’on le retient par la force, c’est aussi par la force – mue par l’intelligence – qu’il lui faudra s’échapper, sans jamais compter sur la providence mais sans jamais non plus donner trop ouvertement l’impression de l’insulter.

Il n’y a dès lors pas d’exemple plus pur de la raison pratique que chez ce prisonnier qui a décidé de placer tous ses espoirs dans sa capacité de ruser avec ceux qui croient maîtriser l’espace et le temps à ses dépens. « La plus grande partie des hommes meurent sans avoir jamais pensé » (31), remarque-t-il. Or on n’est jamais aussi pensant de sa liberté que dans sa condition de prisonnier qui ignore – ou feint d’ignorer – la vraie raison de son enfermement, et qui de toutes les manières ne souscrit pas à l’ordre moral au nom duquel il est enfermé. Le succès d’une entreprise comme la sienne doit tout à l’impulsion d’entreprendre et l’opiniâtreté, « admirable mais non prodigieuse » (car rationnelle et non magique), avec laquelle il entreprend de s’évader. Transgresser l’ordre de ses soumissions en construisant une lampe pour travailler la nuit, feindre la confiance face à un compagnon de cellule montrant tous les signes d’une la traîtrise confinant à l’idiotie, briser peu à peu le marbre et la pierre sous les coups d’une tige de métal (un esponton) élevé au rang de fétiche, feindre la satisfaction de changer de cellule alors que tout était prêt pour s’en évader la nuit suivante : trente ans et un nombre infini de fois où il s’est prêté à le raconter dans tous les coins de l’Europe donnent au récit de Casanova, maintenant qu’il s’est décidé à le mettre par écrit, l’occasion d’une forme de détachement qui va bien avec le thème de la liberté recouvrée.

Ainsi, ce qui l’a décidé à s’échapper, raconte-t-il rétrospectivement, ce sont d’abord les livres insipides qu’on lui donne à lire, et en particulier La cité mystique de Sœur Marie de Jésus appelée d’Agreda, qui « est ce qu’il faut pour faire devenir fou un homme » (37). Lorsqu’on sait que c’est parce qu’on le soupçonne de posséder de trop nombreux ouvrages de cabbale qu’il se retrouve sous les fers, on comprend par contraste sa douleur à subir un tel affront, qu’il n’est pas loin de rendre responsable des assauts de fièvre et d’hémorroïdes qui lui font souffrir le martyr au début de son incarcération. Le médecin venu à son chevet le libère de cet ouvrage, et déjà il lui semble aller mieux.

En se moquant de ceux qui croient par habitude et par goût du cérémonial – et ses railleries envers ces individus traversent le récit tout entier – Casanova agit en bon philosophe, que seul occupe le monde concret et les conséquences logiques de ses actes, mais qui se trouve en mesure de manipuler les croyances d’autrui pour modifier les conditions de sa propre existence. On aurait tort d’ignorer la bêtise d’autrui si celle-ci peut servir à soi. N’ayant pas pu sortir seul par le plancher dans sa première cellule, il se résout à passer par le plafond de la seconde avec l’aide d’un prisonnier placé dans une cellule voisine. Ce faisant, Casanova dresse de lui même le portrait d’un libertin que le bel esprit distingue et qui, maîtrisant l’art de manipuler grâce à son charme et à ses capacités intellectuelles, en vient à incarner une forme de confiance propre à la philosophie des Lumières (Mulray 17).

Le courage d’agir est décrit comme un impératif. Il se manifeste, la nuit de l’évasion, par une prise de risque physique que le contredirait pas l’auteur du Conte de Monte-Cristo. La fuite par les toits couverts de feuilles de plomb, la longue nuit passée à chercher un moyen d’en descendre, le déséquilibre qui manque de lui faire lâcher prise au-dessus du vide, et jusqu’au dénouement qui doit en grande part au pouvoir du hasard, Casanova décline la panoplie d’une intelligence en action, toute entière tendue vers le désir d’être libre aussi bien d’esprit que de corps.

  • Giacomo Casanova. Histoire de ma fuite des prison de la république de Venise (1788). Paris : Allia, 2014.
  • Michael J. Muryan. « A Model for Eighteen-Century Récits d’Évasion. Odysseus’s Flight from Polyphemus’s Cave » in Michael J. Mulryan et Denis D. Grélé, Eighteenth-Century Escape Tales. Between Fact and Fiction. Lewisburg : Bucknell University Press, 2015.

Évasion #004

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Un peu plus de sagacité aurait permis à Jack le souteneur d’éviter un piège tendu par un ancien associé : le voici en attente de jugement pour tentative de détournement de mineur. Zack, animateur de radio taiseux, a perdu au cours de la même soirée et son boulot et sa petite amie. Trop ivre pour se douter que la voiture qu’il a accepté de  convoyer pour mille dollars d’un bout à l’autre de la ville attirerait l’attention de la police, et que celle-ci y trouverait dans le coffre le cadavre d’un inconnu, il est quant à lui accusé de meurtre.  Jack, Zack : on peut les confondre. Ni l’un ni l’autre ne connaissent grand-chose aux femmes, et parfois (la preuve) à la psychologie masculine. Victimes d’un coup monté, ils se morfondent sur leur sorts respectifs et montrent très peu de disposition à sympathiser. Jack à Zack : « Pour moi, t’existes pas. T’es rien ». Zack à Jack : « T’existes pas non plus. Les murs n’existent pas. Le sol n’existe pas. La prison, elle n’est pas là. Ces lits non plus. Et ces barreaux. Rien n’existe ».

Arrive Roberto, touriste italien aux allures d’être tombé directement de la lune. Pour lui tout existe, et d’une manière qui révèle le monde dans toute sa fraîcheur, à commencer par les subtilités prépositionnelles de la langue anglaise, qu’il maîtrise à peine et dont il fait un usage des plus savoureux. Rien ne peut lui faire perdre sa bonne humeur et son indécrottable optimisme, alors que des trois détenus il est le seul dont le crime est avéré. Plutôt que de tenir compte des jours en traçant à la pointe de charbon des barreaux sur le mur (« Tu ralentis le temps », dit Jack à Zack, avant que les deux ne se battent comme des chiffonniers), lui préfère dessiner une fenêtre sur le mur opposé, ce qui donne lieu à une intéressante conversation sur la différence entre regarder une fenêtre (« To look at a window ») et regarder par une fenêtre (« To look out a window »).

Si tout commence, dans Down by law, comme dans un film noir, la nuit, à la Nouvelle Orléans, et se termine comme dans un conte de fée, le matin, dans le bayou louisianais, plus du côté du Texas que du Mississippi, entre ces deux périodes le temps passe pour les trois hommes avec une pénible lenteur. Jusqu’au jour où Roberto annonce à ses acolytes qu’il vient de faire une intéressante découverte pendant sa promenade. – « Ça m’a fait penser à un film que j’ai vu en Italie. Un film américain. Très bon. Avec plein d’action. Un film de prison. Comment on dit en anglais, quand un homme s’enfuit de prison ? » – « Une évasion ». – « Aujourd’hui dans la cour j’ai découvert un moyen de s’évader ». – « Y’a aucune chance de s’échapper à partir de la cour. Aucune ». – « Pas de la cour », réplique Roberto. « À la cour ».

Cette fois-ci, la discussion sur l’usage nuancé des prépositions dans la langue anglaise n’aura pas lieu. Voilà les trois hommes à courir et à hurler comme des adolescents dans les souterrains de la prison. Très vite ils se retrouvent à l’air libre.

Il suffit de mentionner qu’un film a déjà raconté l’histoire, et de signaler qu’un des personnages l’a vu, pour qu’elle ait lieu. L’effet comique réside dans l’ellipse méta-référentielle, que le ton du film, à mille lieux du cinéma d’action américain, rend encore plus efficace. Si Roberto cite le cinéma américain (ou Walt Whitman, ou Robert ‘Bob’ Frost), c’est avec l’innocence de l’étranger pour qui tout fait signe et excède la simple fonction de décor. Sans rien perdre de sa lenteur, le film met bientôt en scène l’errance des trois personnages dans les méandres du bayou louisianais, où l’espace semble se dilater autant que le temps dans la prison. L’évasion n’aura été qu’une sorte de fondu enchaîné.

  • Down by law de Jim Jarmusch (1986)