Avant de devenir chef de la sûreté puis premier des détectives privés, il fut voleur, déserteur, souteneur, contrebandier, charlatan, faussaire, amant très volage et très mauvais fils. Maîtrisant tous les patois et tous les argots, connaissant toutes les routes et tous les grands chemins, aussi sûr de sa force que de ses instincts, il trompe, cogne, extorque et s’enivre, filant dans une France dont il semble à peine s’apercevoir qu’elle est secouée par les errements de sa révolution et sous le feu de ses ennemis extérieurs. Certes, il n’est pas l’unique auteur de son récit, et l’exagération voire la mythomanie menacent de transformer ces mémoires en roman. Mais il transpire des aventures de François Vidocq une immense volonté qui fascine, près de deux siècles après leur parution.
C’est peu dire en tout cas que le jeune homme, avant de les incarner, fait fi des règles et des lois de son temps. À chaque fois que l’occasion se présente, pour nourrir ses instincts dispendieux et une concupiscence jamais satisfaite, Vidocq déploie une énergie extraordinaire à se procurer les biens d’autrui et laisser ses adversaires sur le carreau. Délits et arrestations se succèdent avec une telle rapidité qu’on ne peut reprocher au lecteur, au bout de cent pages, de se mettre à confondre les épisodes.
Sa capacité à extorquer et à tromper n’a d’égal que la naïveté avec laquelle il semble se laisser gruger par ses confrères brigands et ses maîtresses plus ou moins fidèles. Ne s’exprime chez lui aucune solidarité de classe : lorsqu’il est arrêté et jeté en prison, la privation de liberté est moins gênante, dirait-on, que l’obligation de se soumettre à la morale immonde de ses compagnons d’infortune, tous ou presque à ses yeux scélérats et faux-frères. Mais personne d’autre plus que lui n’est sensible à l’injustice d’une fausse accusation. Le désir de se libérer du joug de l’enfermement est à proportion du sentiment de ne pas mériter sa sentence.
Une chose au moins le rapproche des moins recommandables de ses codétenus : le désir constant de recouvrer sa liberté, et par tous les moyens possibles. « La soif de la liberté devenant une idée fixe », note-t-il, « peut enfanter des combinaisons incroyables pour l’homme qui les discute dans une parfaite tranquillité d’esprit. La liberté !…, tout se rapporte à cette pensée ; elle poursuit le détenu pendant ces journées que l’oisiveté rend si longues, pendant ces soirées d’hiver qu’il doit passer dans une obscurité complète, livré aux tourments de son impatience. »
À la panoplie des subterfuges rien ne vient manquer : la fabrication de fausses clés, le percement d’un mur, d’un plafond ou d’un plancher, la corruption des gardiens, la descente en rappel par des cordes en drap, sans compter l’opportunisme de tous les instants qui lui permet dès que l’occasion se présente de se soustraire à la surveillance dont il est l’objet en se faisant passer pour un autre. Avec Vidocq, les prisons de Lille ressemblent à de piètres passoires. Dans le seul chapitre cinq du premier livre de ses mémoires, il s’évade à trois reprises. Les circonstances de ces échappées belles laissent prise à une forme d’humour qui vire parfois au burlesque. Un jour, le trou percé dans le mur par ses codétenus n’est pas assez large pour le laisser passer. Le voici donc immobilisé, exactement entre l’état de prisonnier et celui de fugitif, au grand dam de ceux qui comptaient s’échapper après lui. En règle générale, toute l’inventivité et l’opiniâtreté qu’il met à recouvrer sa liberté se trouve mise rapidement à mal par le ridicule de ses bravades d’homme à nouveau libre.
C’est moins sur ses délits de faux en écriture (comme le sont, en quelque sorte, ses mémoires) qu’à sa réputation de « détenu remuant, indocile, audacieux, sur le chef de tant de complots d’évasion », que se porte finalement sa culpabilité. « Il fallait faire un exemple », écrit-il : « je fus sacrifié ». Condamné à six ans de travaux forcés au bagne de Brest, il comprend qu’il doit tenter de s’échapper en chemin. C’est chose faite avant Senlis, grâce à des limes souples qu’un codétenu porte dans ses intestins. Mais aussitôt libre, le voilà repris. À Bicêtre, le 13 octobre 1797, trente-quatre détenus dont Vidocq s’échappent de leur cellule pour se retrouver dans la cour des fous. Ils sont aussitôt repris. Un mois plus tard, c’est le départ de la chaîne en direction de la Bretagne. On reconnaît les moins malheureux à leur volonté de s’enfuir (ils sifflent et chantent). Mais la chose n’est pas aisée, même pour les plus expérimentés des chevaux de retour. Le pénible voyage dure vingt-quatre jours. Assigné provisoirement dans un dépôt, Vidocq parvient à s’enfuir grâce à la complicité de codétenu, des vêtements de civil sur le dos. Mais en sautant du mur d’enceinte il se foule les deux pieds et doit bientôt se trainer jusqu’à la porte du bâtiment pour qu’on veuille bien le laisser y retourner. Il lui faudra attendre d’intégrer le bagne pour que se présente une nouvelle occasion de déjouer la surveillance des argousins.
On passe sur les circonstances de son séjour en Bretagne. Le voilà embarqué à Rotterdam sur le Barras, navire corsaire, où il reste six mois. Arrêté de nouveau, et identifié comme fugitif, il prend cette fois-ci la direction du bagne de Toulon. Il a vingt-quatre ans. Deux tentatives lui seront nécessaires pour recouvrer la liberté, et la conserver auprès d’une population provençale bienveillante qui s’estime, par le traitement politique qu’on lui fait subir, tout autant que lui injustement dans les fers.
Comme le récit progresse, se dessinent les traits d’un homme qui, moralement, ne perd jamais nord. Les tactiques de dissimulation, les ruses et les subterfuges qu’il apprend et dont il se fait le merveilleux complice permettent de sans cesse fausser compagnie aux autorités. Sa personnalité s’affermit alors que se multiplie ses déguisements, ses dissimulations et ses prête-noms. L’espace français s’ouvre devant lui ; il est loin d’être lisse et vierge. Tout chemin se définit moins par sa direction que par son niveau de surveillance par la police. Toute porte par sa difficulté à l’ouvrir sans disposer de clé. Il convient, devant chaque obstacle, à lui faire entendre raison, et devant chaque circonstance de tester sa capacité de s’en sortir. Plus encore que l’idée de liberté, ce sont les moyens imaginés puis mis en œuvre pour la recouvrer qui le motivent. Rien d’étonnant, alors, qu’une fois devenu policier, Vidocq saura mieux que quiconque déjouer l’imagination de ses suspects.
- François Vidocq. Mémoires, T1, 1828.