Filature #050

Au désir de découvrir un secret sur autrui fait pendant la peur de trop en apprendre. Ceux à qui l’expérience dans la vie a donné un peu de sagesse découvrent que cet équilibre est précaire. Il est parfois préférable de feindre l’ignorance et se rattacher à une innocence de façade. Surtout dans une Espagne à peine sortie du franquisme. Le cinéaste Eduardo Muriel est bien placé pour attester de la puissance destructrice de la vérité. Sur ce qui semble un coup de tête, il charge pourtant son jeune assistant Juan de Vere de surveiller un ami de la famille, le pédiatre Jorge Van Vechten, dont la renommée dissimule peut-être des agissements (passés et présents)  moralement condamnables.

Sa position d’observateur, auquel le statut de confident donne une forme d’invisibilité, incite Juan à s’improviser tantôt espion (64), tantôt détective (106), confirmant en tout cas sa propension à se mouvoir comme le fou sur un échiquier pour passer par dessus les obstacles dans huit directions possibles (40). Mais s’il étudie les gestes et les visages, le comportement et les agissements de ceux qui l’entourent, et en particulier ceux de Van Vechten, c’est tout autant pour répondre aux questionnement de son employeur que pour comprendre la raison qui pousse celui-ci à traiter Beatriz son épouse avec autant de mépris. Deux modes de surveillance se mettent ainsi en place, sur deux individus différents.

Chaque fois que possible, lorsque par exemple elle quitte son domicile à pied (elle circule parfois en Harley Davidson), Juan suit Beatriz dans ses promenades en ville. Sans grande méthode, mais avec tout juste assez de prudence apprise sur le modèle cinématographique, il lui laisse prendre un peu de champ avant de lui emboîter le pas. Jamais Beatriz ne suspecte quoi que ce soit.  Juan n’est en effet pas pour rien l’assistant d’un metteur en scène, et à la curiosité d’un Jefferies dans Rear Window (Fenête sur cour) se mêle la fascination d’un Scottie dans Vertigo (Sueurs froides) – c’est pourtant tour à tour North by Northwest (La Mort aux trousses) et The Man Who Knew Too Much (L’homme qui en savait trop) qu’il convoque pour comparer sa situation.

Dès la première filature, Beatriz pénètre dans une propriété religieuse, dont on apprendra plus tard qu’elle sert de point de rencontre aux plus fervents soutiens du Chilien Pinochet.  Pour mieux voir ce qui s’y passe, Juan monte dans un arbre. De là, il peut constater que Beatriz a rejoint un homme dont Juan comprend qu’il s’agit de Van Vechten. La scène, dans laquelle il est impossible de démêler les signes de violences à ceux du plaisir, confirme l’inquiétant comportement du pédiatre en même temps qu’elle  fournit à Juan une raison de plus pour poursuivre sa surveillance de Beatriz.

Les filatures se succèdent, mais puisque son employeur lui enjoint bientôt de cesser de l’informer de ses recherches, le voici libre de poursuivre son enquête pour satisfaire son propre désir de connaissance. « Je ne ressentais aucune nécessité d’expliquer à moi-même mes agissements, à moins que je m’en dissimulais la raison, en dépit de ma nature curieuse » (157). Comme nombre de protagonistes des romans de Javier Marías, celui-ci  s’obstine à vouloir en apprendre davantage sans complètement mesurer le pouvoir destructeur qu’implique la connaissance d’un secret.  Juan  attribue ses impulsions de pure curiosité à sa jeunesse, et à la liberté que celle-lui lui permet d’user, un peu comme si la vie quand on a vingt-trois ans autorisait à imiter la fiction, et en particulier le cinéma. Peu convaincu d’agir en professionnel, Juan se convainc d’agir en spectateur, et de faire de Beatriz un personnage mi-réel, mi-imaginaire, alors même que son mari remue ciel et terre pour financer son prochain projet de film.

Bientôt, l’admiration qu’il porte à son employeur et la fascination qu’exerce sur lui sa femme vont obliger Juan à quitter son poste de simple voyeur. Il contribue à sauver Beatriz d’une tentative de suicide. Il plonge plus profondément  dans le passé de ceux qui, une ou deux générations avant la sienne, ont dû composer avec une Espagne en proie à la guerre civile puis à la dictature. Et lorsqu’un drame commence à se produire, il semble, pour citer Hamlet, que « le pire reste derrière soi » (274). Tout est fait et à refaire, vécu et à vivre à nouveau, écrit et à écrire, ce qui explique aussi pourquoi cette histoire de filatures prend, dans sa structure, la forme d’une boucle. L’enjeu narratif de Juan consiste alors à conserver pour lui une connaissance qui, révélée sans l’avoir vraiment voulu, mettrait en branle le mécanisme de sa propre destruction.

Javier Marías. Thus Bad Begins. Trad de l’espagnol vers l’anglais de Margaret Jull Costa. NY Alfred A. Knopf, 2016.