Quitter la Terre #002

L’affaire est ambitieuse mais quelques réunions suffisent aux membres du Gun Club pour se mettre d’accord sur le principal. S’il s’agit d’envoyer un boulet vers la Lune et de s’assurer qu’il atteint sa cible, il faut d’abord que celui-ci soit assez grand pour être observé de la Terre à partir du plus puissant des télescopes. Il doit donc être construit d’une certaine taille, fait d’un alliage assez léger pour minimiser son inertie, envoyé avec assez de force pour lui permettre d’atteindre la stratosphère en quelques secondes à partir d’un point du globe qui l’avantage dans sa montée perpendiculaire au plan d’horizon, dans l’anticipation du moment où la Lune sera la plus proche de la Terre. C’est de l’ingénierie de toute première classe, mise au point par d’anciens combattants de la guerre civile américaine à qui la science de la balistique offre le moyen d’oublier leurs corps d’estropiés, bricolés de crochets et de jambes de bois, et de se dégourdir l’esprit en traçant de pures trajectoires en direction du ciel.

Ce projet technique prend brusquement une toute autre allure lorsque le Français Michel Ardan (un homme fait d’une seule pièce) convainc ses interlocuteurs de transformer le boulet en véhicule. Lui, ira sur la Lune. Peu importe que sa voix ne porte pas au-delà des premiers rangs de la foule immense venue l’écouter parler : son ardeur irradie et sa volonté est sans faille. C’est un astre. Il parle au nom du genre humain, et justement, annonce-t-il, l’humanité ne doit en rien se sentir bornée, « renfermée dans un cercle de Polilius qu’elle ne saurait franchir » (XIX). S’il réussit dans son entreprise, alors suivant son exemple la moitié de la Terre aura d’ici vingt ans emprunté un de ces nouveaux trains « dans lesquels se fera commodément le voyage ».

Deux questions se posent. La première consiste à savoir si la Lune (et les autres corps célestes de l’univers) sont habités. Le théologien, le naturaliste, le chimiste, le philosophe ont quelque chose à dire sur ce point. Mais puisqu’Ardan ne se réclame d’aucune discipline savante, puisque justement il ne sait rien (et il aime à le répéter), le meilleur moyen de satisfaire sa curiosité et celle des autres est d’aller y voir. En désarmant le doute, il neutralise aussi la seconde question, celle du pourquoi : il n’y a pas de pourquoi, ni du reste de pourquoi pas, puisque cela est possible. Le projet est en marche, tous les calculs ont été effectués, les principes établis ; il ne demande qu’à ce qu’on évide l’engin pour lui faire un peu de place à l’intérieur. Cela change tout du point de vue de l’humanité, mais du strict point de vue de l’ingénieur, cela ne change pas grand-chose.

L’air ? Il en produira grâce à la chimie. La nourriture ? Il en emportera assez pour survivre quelques mois. L’eau ? Qui doute que la Lune en ait un peu, et puisqu’il sera tout seul sur place cela sera toujours assez pour lui. Ardan annule la controverse en invoquant la noblesse de sa cause plutôt que la garantie de sa propre survie. Le saut dans l’inconnu n’est pas (pour lui), un saut dans la fiction ou la folie mais dans l’administration de la preuve.

Sauf qu’à aucun moment il n’envisage un retour. « Je ne reviendrai pas! » On comprend pourquoi « à cette réponse, qui touchait au sublime par sa simplicité, l’assemblée » des trois cents mille hommes et femmes venus le voir et l’écouter (toute une humanité en soi, et ils seront cinq millions le jour du départ) reste sans voix. Tout ce qu’Ardan demande, c’est qu’on place dans l’âme du canon (un canon enterré, qui veut qu’on s’enfonce dans la Terre pour mieux échapper à sa force gravitationnelle) le boulet dans lequel il aura trouvé sa place.

Qu’il n’y ait aucun retour sur l’investissement, si ce n’est une forme de gloire, tous les souscripteurs de ce projet l’acceptent. En donnant un peu de leur fortune personnelle pour une cause non commerciale, ils manifestent une forme d’enthousiasme pour la science qui, se contentant de se réaliser dans une idée de mécanique, n’est dangereuse pour personne. Elle aurait même tendance à rassembler les nations. Une fois acceptée, la proposition d’Ardan, qui est une proposition de non-retour, ne soulève aucune forme d’opposition. Elle est évacuée par les participants au projet et par l’humanité tout entière qui les observe par des questions plus pressantes et plus matérielles. Le non-retour, chose acquise sans discussion, se transforme en immense non-dit.

Finalement il ne partira pas seul. Accompagné de deux compagnons, anciens ennemis jurés, il quitte la Terre. Aucun adieu pour elle. Si l’on avait voulu la fuir on ne s’y serait pas pris autrement. Pour le lecteur d’aujourd’hui, c’est sans doute le plus grand des mystères dans cette histoire. On est prêt à croire à tout (et tout est fait pour suspendre le doute) mais on n’arrive pas à s’imaginer que trois hommes, sans aucune volonté ni moyen de retour, puissent quitter la terre d’une manière si cavalière, tout entiers concentrés sur la seule idée de leur destination.

Avant son départ, il regrette qu’on n’ait pas donné à son engin une forme plus élégante, plus gracieuse. À quoi bon ? lui répond-on du côté des ingénieurs américains. Eh bien, « mais il faut toujours mettre un peu d’art dans ce que l’on fait ». « Cela vaut mieux », ajoute-t-il. Cela vaut-il mieux parce qu’on y gagne en valeur, ou cela vaut mieux parce qu’on ferait bien de penser à l’art comme garant non négligeable du succès de l’aventure ?

  • Jules Verne. De la Terre à la Lune (1865).

Évasion #007

En se rendant à La Rochelle pour en briser le siège, d’Artagnan s’éloigne aussi de la Bastille, où Richelieu le menaçait de l’envoyer. Le Cardinal soupçonne en effet le jeune homme à peine débarqué de sa province d’avoir protégé Anne, épouse de Louis XIII et amoureuse du prince Buckingham, qui s’apprête à venir en renfort aux Rochelais. À dix jours à cheval de Paris, les pires ennemis de d’Artagnan ne sont pourtant ni les Anglais ni les réformés, mais bien Milady, l’agent de Richelieu. Un peu plus tôt, le mousquetaire a su se jouer d’elle d’une manière si fine et si cruelle (à la manière des libertins pour qui l’amour est une forme de duel) que la jeune femme s’est jurée de le détruire.

Il en faut de peu, à deux reprises, pour que ses sbires y parviennent. Sachant l’origine des attaques dont il est l’objet, et convaincu que Milady ne renoncera pas à tenter de le tuer, d’Artagnan se voit forcé de la contrer à tout prix. L’occasion d’agir se présente lorsque mis au courant de la mission secrète qu’elle doit accomplir à Londres, et aidé d’Athos, d’Artagnan décide de faire prévenir l’homme qui, de l’autre côté de la Manche, a le plus de raison de la haïr : lord de Winter, frère de son feu époux.

Après un voyage sur une mer agitée qui l’a retardée de plusieurs jours (alors que le courrier des deux hommes a voyagé bien plus vite qu’elle par voie de terre – il est étonnant de constater combien Les Trois Mousquetaire d’Alexandre Dumas illustre à tel point Vitesse et politique de Paul Virillo), voilà Milady cueillie à son arrivé à Londres et emprisonnée dans le château de son beau-frère. « Les murailles en sont épaisses, les portes en sont fortes, les barreaux en sont solides », prévient de Winter, qui compte bien l’y laisser deux ou trois semaines, le temps d’obtenir la lettre de déportation à Botany Bay ou « dans quelque Tyburn de l’océan Indien » (LII). En attendant, la consigne est précise : « un pas, un geste, un mot qui simule une évasion, et l’ont fait feu sur vous ; si l’on vous tue, la justice anglaise m’aura, je l’espère, quelque obligation de lui avoir épargné de la besogne » (XXXIX).

Pour surveiller Milady, de Winter peut compter sur John Felton, qui le sert fidèlement depuis dix ans. « Elle ne sortira jamais de cette chambre, entendez-vous, John », ordonne et menace de Winter. « Elle ne correspondra avec personne, elle ne parlera qu’à vous, si toutefois vous voulez bien lui faire l’honneur de lui adresser la parole » (chapire L).

La seule idée de se venger de d’Artagnan suffit à Milady pour chercher par tout les moyens de s’évader. Perdre un an, deux ans, peut-être trois, à trouver le moyen de revenir, pauvre et abjecte, c’est-à-dire diminuée aux deux-tiers de sa grandeur, de l’autre bout du monde, au même moment où la réputation et le triomphe de son ennemi d’Artagnan augmentent à proportion inverse, voilà qui la dévore d’un feu terrible. Il lui faut trouver le moyen de se venger de lui et la seule manière d’y parvenir est de recouvrer sa liberté avant que ne parvienne son ordre de départ.

Contrairement à Edmond Dantès, Milady dispose de peu de temps. Surtout c’est une femme. « Si elle était un homme », se dit-elle « elle tenterait tout (…) et peut-être réussirait-elle ». Pourquoi, se lamente-t-elle, « le ciel s’est-il trompé, en mettant cette âme virile dans ce corps frêle et délicat ! » La violence physique étant pour elle un signe de faiblesse, elle se résout rapidement à lutter « en femme ». « Ma force est dans ma faiblesse ».

Il lui faut peu de temps pour comprendre que de tous les hommes chargés de sa garde, John Felton est le plus susceptible de tomber sous son charme. À travers ses longs cils noirs, sans avoir l’air d’ouvrir les paupières (elle feint de s’évanouir) elle observe sa victime, pour l’heure impassible, et croit percevoir dans son attitude un mélange de jeunesse, de naïveté et de vertu (« la fermeté d’un fanatique, le calme d’un martyr », écrira Dumas plus tard à propos du ‘vrai’ John Felton, assassin du ‘vrai’ Buckingham) susceptible de servir de terreau à une faiblesse sentimentale. « Celui-là », se dit-elle, comme Rodolphe se le dit à propos d’Emma Bovary, « il y a moyen de le perdre ». Elle l’aura.

Il faut à Milady quatre journée pour gagner la confiance de son geôlier et le convaincre de son amour. L’extase religieuse (« l’irrésistible attrait de la volupté mystique, la plus dévorante des voluptés »), le désespoir de femme suppliciée, sa beauté angélique dont elle contrôle toutes les manifestations (jamais, en observant son reflet dans un miroir, elle ne s’était sentie aussi belle), sont les outils d’un travail de sape, un labeur de creuseur de tunnel.

La solidité des murs, des portes et des barreaux est donc ici remplacée par l’austérité et la nature sauvage d’une âme fanatisée dont il s’agit de percer l’épaisseur. En sondant ses gestes, en minant son cerveau et en érodant son cœur (LV), Milady finit par en faire sa proie. Elle le manipule par le charme émanant de ses manières et de ses paroles. À la puissance du désir chez l’homme fanatisé fait face le désir de puissance d’une femme décrite comme sans scrupule. Son intériorité se fait l’espace de sa volonté féroce et sans pitié. C’est une comédienne, qui ne cesse de jouer pour les autres, et dont la trace des rictus authentique sur son visage ou de ses ongles enfoncés par la rage dans le tissu des accoudoirs n’est visible que pour le lecteur.

Tout le conte qu’elle donne à Felton (son enlèvement autrefois, le narcotique qu’on lui fait prendre, l’enfermement dans lequel elle s’est retrouvée, les outrages qu’elle a subis, son marquage inique par le fer du bourreau), sont distillés comme le plus convainquant des scénarios sadiens pour le fanatique Felton, dont la rage et l’excitation amoureuse est portée à blanc. Tout ce que le lecteur apprend de son côté, aidé par un narrateur qui la démasque, c’est qu’en elle tout est mensonge et vol, meurtre et manipulation, et qu’au plus haut de sa puissance son âme est « baignée d’une joie infernale ».

Pour feindre le désespoir, Milady se laisse surprendre par Felton en train de chercher le meilleur moyen de se pendre dans sa cellule. La scène résonne avec une pendaison antérieure, réelle cette fois-ci, celle que plusieurs années plus tôt lui a réservée Athos, après avoir découvert que celle qui l’a épousée était « marquée » à l’épaule. Si on finit par en apprendre assez sur son crime original, on ne sera pas comment ce jour-là elle réussit à échapper à la mort voulue par le mousquetaire ni pourquoi, une fois revenue à la vie, elle décide de se jeter dans les intrigues royales en servant d’âme damnée à Richelieu.

Pour prouver à Felton son courage et son désespoir, elle se frappe du couteau qu’il lui a procuré. Cela lui suffit pour le convaincre de vouloir la sauver. La nuit venue, il se suspend à la muraille du château, scie les barreaux de la cellule de Milady, l’en dégage en la portant, au-dessus du vide, jusqu’au pied du mur. Ce sont ensuite quatre hommes qui viennent les chercher de la mer, où l’attend un navire en partance pour Boulogne. Béthune et Armentière (« Armentières, je ne connais pas cela », s’écrie Porthos, LX) n’est pas loin.

Alexandre Dumas. Les Trois Mousquetaires (1844).