Filature #057


C’est le début de l’été sur la côte anglaise. Un couple passe devant la maison de Lol V. Stein, laquelle de son jardin reconnaît Tatiana Karl, une amie d’enfance. Quelques jours plus tard, alors qu’elle se promène en ville, Lol aperçoit l’homme seul sortir d’un cinéma. La lumière du jour l’éblouit. Il regarde autour de lui, scrute les passantes. Lol se détourne pour ne pas être vue. Et sans réfléchir décide de le suivre.

Il ne ressemble pas à Michael Richardson, le fiancé qui, dix ans plus tôt, alors qu’elle n’avait que 19 ans, a abandonnée Lol un soir de bal pour une femme de passage. Quelque chose, pourtant, dans sa manière de poser son regard sur les femmes, fait penser à lui. Il avance d’un pas égal et tranquille. Lol, dans « une équivalence certaine », voit les regards qu’il porte sur d’autres qu’elle comme s’adressant à elle en secret. « Elle qui ne se voit pas, on la voit ainsi, dans les autres. » (54)

« Prudente » jusqu’au calcul, elle reste en retrait des pas de l’homme. Quand il s’arrête devant une vitrine, elle ralentit pour ne pas avoir à se retrouver trop près de lui. Les semelles de ses chaussures sont plates et silencieuses. Elle retire son béret et son manteau parce qu’il fait de plus en plus chaud et qu’elle trouve judicieux de modifier légèrement sa silhouette. Elle se sent forte de son invisibilité, de son désir de suivre et peut-être de surprendre.

Arrivé à un rond-point, l’homme prend le boulevard qui s’éloigne le plus de la forêt. Son pas s’accélère. Bientôt, de toutes les femmes qui sortent d’un autocar, descend Tatiana. Lol devine rapidement que le couple se dirige vers l’Hôtel des Bois, le seul de la ville où les couples peuvent se rendre en toute tranquillité. Pendant qu’ils pénètrent dans l’établissement, Lol se cache dans un champ de seigle, sous la fenêtre de leur chambre. Séparée d’eux, cachée derrière les longues tiges végétales, elle observe. Puis lorsque le couple quitte l’hôtel elle se relève et rentre chez elle. Son retard est énorme. Elle doit inventer pour son mari le récit d’une course lointaine.

Les éléments dont dispose le narrateur du Ravissement de Lol V. Stein manquent parfois de précision. Il lui faut faire des hypothèses : « Je vois ceci » ; « J’invente, je vois » ; « J’invente » ; « Je crois voir ce qu’a dû voir Lol V. Stein » ; « Je me souviens ». Le récit oscille, dans les efforts de reconstitution par la vue rétrospective d’un point de vue temporel, entre ce que Lol a raconté plus tard de cette journée et ce qu’elle a laissé en suspens. Mais, et le lecteur l’apprend vingt pages plus loin, le narrateur n’est autre que Jacques Hold, l’homme suivi par Lol. Si bien que le caractère rétrospectif du récit prend une tournure spatiale : Hold se tient derrière la silhouette de Lol afin de la voir (et d’imaginer la voir) en train de le suivre. Étrange extase : Lol, hors du regard de l’homme, est pourtant traversée par ce regard.

Plus tard, Hold, devenu l’amant de Lol, et incapable d’attendre passivement le moment de leurs rendez-vous, passe ses journées à sa recherche dans les rues de la ville. S’il la trouve, il se met à la suivre. Elle porte le même manteau et le même béret mais semble plus grande et élancée. Plus belle aussi. Il se jure de ne jamais l’aborder. Lui non plus ne veut jouir de la surprise qu’il provoquerait à lui parler. Au cours ces marches Lol se présente entièrement à lui. Elle ne s’efface pas derrière son rôle de mère de trois fillettes et d’épouse discrète pas plus qu’elle ne cherche, sous la fenêtre de l’hôtel, devant l’image d’une autre, à mettre en scène sa propre absence. Si on l’appelle Lol (et non Lola), c’est qu’il lui manque quelque chose pour être… là (12). Mais lorsqu’elle marche seule, secrètement suivie par Jacques – ou secrètement recherchée par Jacques qui s’affole de ne pas la trouver –  elle, dont l’être « incendié » (113) cherche l’extase dans la transparence et l’absence, semble tout au contraire entièrement dans le moment et le lieu de sa présence.

Marguerite Duras. Le ravissement de Lol V. Stein. Paris : Gallimard, collection Folio (1964) 1976.

Michèle Druon. « Mise en scène et catharsis de l’amour dans Le Ravissement de Lol V. Stein de Marguerite Duras ». The French Review, 1985, vol. 58, n° 3.