Filature #061

C’est la rencontre fortuite, dans un caboulot de la banlieue parisienne, d’un tsar et de la moitié d’une contrepèterie. Plutôt : la rencontre d’un homme portant le nom d’un empereur russe, accessoirement d’une rue de Paris (Pierre Le Grand), et d’un clarinettiste sans le sou (Narcense, ami de Potice, Narcisse, Potence) dans un boui-boui de Bagny. Les deux hommes reviennent d’une filature en amateur. Chacun la sienne, pour arriver devant la même maison, puis dans le même café du coin.

Pour Narcense, il faut revenir à Potice, dont l’activité principale est de suivre les femmes (12). Il paraît que c’est très parisien, de suivre les femmes à la sortie des bureaux (12). Aux yeux de Potice, « conformiste et bienveillant », les jours s’équivalent. Aujourd’hui pas plus qu’hier et autant que demain, à ceci près qu’il collectionne les femmes. Rien ne l’horripile plus que de grands événements qui bouleversent ses agissements. Or en pleine filature il croise par hasard son ami musicien et l’entraîne « derrière une femme qu’il a choisie » un peu plus tôt « au milieu de milliers d’autres » (12). De dos, impossible de voir son visage. Elle monte dans le tram, direction gare de l’Est.

Au terminus elle prend la direction de la gare du Nord voisine. Potice et Narcense doivent courir pour ne pas se laisser distancer. Ils se faufilent entre les véhicules en tous genres (triporteur, autobus). Manquent de se faire renverser. La retrouvent sur le quai 31. Narcense achète un billet correspondant à la destination du train qui s’y trouve, remonte le convoi, aperçoit la dame, monte et s’installe dans un coin (Potice, entre parenthèses, ne l’a pas suivi). Pas plus que dans le tram elle ne prête attention à ce qui se passe autour d’elle. Son regard est dans le vague. Le train part.

À Obonne elle descend. Narcense la suit. Elle entre dans une villa à moitié construite ou à moitié démolie. Il trouve ça beau d’habiter un tel lieu, aussi beau qu’il trouve la femme belle. Encore abasourdi par le coup de foudre dont il vient d’être la victime et pour se protéger de ce qui ressemble à un orage, il entre dans un café. Il en sort au bout d’un certain temps, incapable d’entendre plus longtemps des histoires de marins qui ont roulé leur bosse. Mais impossible de rentrer à Paris. Il erre dans les lotissements du quartier, tourne autour des grilles de la maison incomplète, aurait manqué de se faire arrêter pour outrage au mœurs, se crotte les chaussures et le bas du pantalon. Au bout de plusieurs heures il revient dans le café pour réclamer de quoi manger.

S’agissant de Pierre Le Grand, considérons qu’il s’agit d’un observateur. Un homme de surface et de surplomb. Qui a le temps devant lui. Tout ouïe, les yeux ouverts, chaque jour depuis des années il se plante au même endroit entre 5 et 8 heures au milieu de la foule. Autour de lui tournent se meuvent au même moment des milliers de silhouettes formant la masse laborieuse des employés de Paris. Des formes humaines si peu existantes qu’elles disparaissent aussitôt venues comme avalées par la brume de leur propre inconsistance.

Mais voilà qu’il jour l’une d’elles se distingue. Celle d’un homme venu tout droit d’Obonne. Le lendemain, la même forme « strictement bidimensionnelle » refait son apparition. Le jour d’après idem. Le midi il déjeune à la même table de café, semblable aux autres mais qu’une légère vibration dans le mode d’existence rend quand même un tout petit peu différent de toutes les autres. L’observateur se dit qu’il s’amuserait bien à le suivre (6).

Et voici que ce jour-là, à la sortie du bureau, au lieu de se diriger directement vers sa station de métro, la silhouette s’arrête, intrigué, devant la vitrine d’un magasin. Ce qu’il y voit (deux canards en plastique baignant dans un chapeau imperméable rempli d’eau) a un effet sur son apparence : elle acquiert « de l’épaisseur ». De simple contour il devient « un être plat ». Quelque chose a changé en lui, qui lui donne le début d’une sorte d’existence. Cette curiosité soudaine modifie également les habitudes de ceux et celles qui l’entoure. On lui trouve un air drôle. Il sent qu’on a raison. Tout ça à cause de deux petits canards en caoutchouc.

Le lendemain l’observateur se demande quoi faire. Continuer d’étudier le repéré « choisi entre des milliers d’autres » dès la sortie de celui-ci de la banque qui l’emploie ou attendre un autre hasard aussi vain qu’inutile (10) ? Il décide d’attendre l’être plat en sirotant du pernod. Même itinéraire que la veille mais une heure plus tard que d’habitude (il fait une heure supplémentaire). On se croirait dans un Fantômas de Feuillade : Le Grand se précipite à la suite de Norcense sans payer sa boisson. Métro. Gare du Nord, où il rate le semi-direct pour Obonne mais pas l’omnibus.

Dans le train, l’être plat, qui pense en s’indignant à son chat tué la veille, prend de la consistance intérieure. Il s’épaissit. Il nait à lui-même comme il nait à la fiction, arraché progressivement de sa gangue anonyme, sous les yeux attentifs de l’observateur qui n’est pourtant pas narrateur. « Que peut-il se passer ? Cette silhouette est un être de choix. » (11)

C’est ainsi que Le Grand, ayant suivi son homme jusque chez lui se retrouve dans le même bistrot de banlieue que Narcense ayant suivi la femme dont il est tombé amoureux. En 1928, alors qu’il était encore surréaliste, avait avec Jacques Baron formé le projet d’écrire un roman policier dans des buts lucratifs. Le résultat : un roman surréaliste absolument impossible. Le voici quatre ans plus tard, au seuil du Chiendent, à se servir d’un procédé de roman du même genre, un œil sur Descartes, l’autre sur J. W. Dunne, mais tout entier, enfin, lui-même.

Après les présentations et quelques considérations sur la poésie des choses banales, les deux hommes se séparent, le musicien se résolvant à rentrer à Paris et l’observateur souhaitant quant à lui rester quelques jours sur place pour continuer son étude. C’est alors qu’un dialogue en vient à être modifié in extremis au manuscrit : « – Espionnage ? – Non, désintéressement » devient « – Romancier ? – Non. Personnage. »

On apprendra plus tard bien des choses étranges dont celles-ci. Potice, le jour où se faisait remplacer par Narcense dans sa filature, a été « laminé » (21) par un autobus devant la gare du Nord, peut-être en fonction d’une loi immuable que veut que pour tout être qui devient tridimensionnel quelque part il en faut un qui lui soit réduit à une seule dimension ailleurs. L’accident a lieu sous l’œil fasciné d’une madame Cloche qui dès lors voudra passer ses jours au même endroit en attendant qu’un autre être s’écrabouille. Elle trouve ça fascinant.

Son rêve n’est pas loin de se réaliser : le lendemain, un piéton se fait bousculer par un taxi. Plus de peur que de mal pour le piéton, quand même un peu tourneboulé. Le client du taxi (Le Grand) reconnait en lui l’homme qu’il suit depuis quelque jours. Il avait demandé au chauffeur de se presser pour ne pas le rater à la gare. Cet incident contribue à rendre « l’être de réalité minime » de plus en plus existant, sous l’œil fasciné lui aussi – mais pour une raison inverse – de Le Grand. D’ailleurs, c’est le moment de donner à cet silhouette d’abord plate puis à relief un nom de prévôt des marchands sous le règne de Jean le Bon, et accessoirement celui d’une station de métro : Étienne Marcel.

Raymond Queneau. Le chiendent. (1932). Paris : Gallimard, La Pléiade, Œuvres complètes II, 2002.

Filature #060

Il est huit heures et demie du soir rue Pagevin. Si la présence d’un jeune homme à cet endroit et à cette heure est due à « un de ces hasards qui n’arrivent pas deux fois dans une vie » (20), celle d’une mystérieuse silhouette féminine, que l’homme croit reconnaître comme celle dont il est secrètement amoureux, et amoureux d’elle en raison même de sa vertu, a quelque chose d’impossible.

Car il en est des rues de Paris, ville aux « cent mille romans » (19), comme il en est des piétons qui les fréquentent : certaines sont déshonorées, d’autres nobles, d’autres encore sont estimables ou propres, travailleuses ou mercantiles, babillardes, actives ou prostituées. Chacune appelle son type de Parisien, que seule l’ascension sociale ou au contraire sa chute attire ou force à fréquenter. Il est par conséquent des rues ou des fins de rues dans lesquelles une personne appartenant à un certain monde – surtout s’il s’agit d’une femme – ne saurait se faire voir ni même chercher à se dissimuler.

Or la réputation de la rue Pagevin n’est plus à faire. Du reste, une partie s’appelait autrefois rue Merderet.  « Pas un mur », note Balzac « qui ne répétât un mot infâme » (20), sans dire de quels mots il s’agit, dans un roman presque entièrement construit sur les formes de l’écrit (correspondance, testament, lettres chiffrées, mal lues ou mal interprétées, écrites sublimement au moment du trépas ou de manière quasi phonétique).  La rue Soly, juste à côté, est quant à elle l’une des plus étroites de la capitale (33). Si une femme à « l’imposante sainteté » (21), « digne d’être secrètement le principe de toutes les actions d’un jeune homme », se trouve dans un tel endroit, à se promener « insouciamment » « d’un pied criminellement furtif » (20), c’est qu’elle n’est pas tout à fait celle qu’elle prétend être.

Intrigué autant qu’irrité, mais aussi paris par un magnétisme érotique (« Ah ! Certes, elle seule était ainsi cambrée ! Elle seule avait le secret de cette chaste démarche qui met innocemment en relief les beautés des formes les plus attrayantes » 21), le jeune homme se met à suivre la passante, le temps au moins de s’assurer de son identité. 

Cette filature ne dure que quelques instants car vite le suiveur décide de devancer sa cible pour l’aborder de face et peut-être lui demander ce qu’elle peut bien faire « dans cette crotte, à cette heure » (20). Mais au moment de se retourner pour la voir, « pst ! », l’homme sent la femme brusquement bifurquer et disparaitre dans une allée avant de pénétrer au bout d’une allée dans une maison « comme il y en a des milliers à Paris, maison ignoble, vulgaire, étroite, jaunâtre de ton, à quatre étages et à trois fenêtres. » (22) Autant dire une maison borgne, non seulement indigne de l’objet de son cœur mais dangereuse pour sa réputation.

Pas encore certain de l’identité de la femme, le jeune homme (il a pour nom Auguste de Maulincour, et celle dont il est éprit Clémence Desmarets, dites Madame Jules, du prénom de son mari) décide de faire le guet. Son attente devant la maison est attentive et douloureuse (« Il resta là pendant un siècle de vingt minutes »), et la douleur plus grande encore lorsque la femme en sort pour se diriger vers un fiacre : il reconnait celle qu’il aime secrètement, sans vouloir tout à fait l’admettre à lui-même. La filature reprend mais cette fois-ci, le jeune homme doit courir après la voiture, qui s’arrête devant un magasin de fleur, rue Richelieu, près de la rue de Ménars. Convaincu cette fois-ci qu’il s’agit bien de la femme de son cœur, il se résout à rentrer chez lui.

Cette rencontre qui n’en est pas une dans des rues de Paris aujourd’hui presque toutes disparues, renforce l’aspect fantomatique de l’expérience de lecture. Les hésitations du jeune homme sur l’identité de la femme qu’il suit semblent d’abord contredire les efforts taxonomiques du narrateur pour donner un trait de personnalité à chaque morceau du monstre qu’est Paris. Elles servent ensuite de confirmation qu’un drame épouvantable s’y joue.

Plus tard ce soir-là, Malincour retrouve Clémence chez les Nucingen. Pas un trait du visage de cette dernière ne trahit sa surprise lorsqu’il lui demande ce qu’elle faisait, deux heures plus tôt, déguisée dans une rue mal famée. Elle ne se prive pas, en revanche, de lui signaler qu’un être « capable de suivre une femme et de surprendre ses secrets » fait quelque chose de « mal, très mal » (35).

A la jalousie du jeune homme s’ajoute la rage, puis un désir de détruire socialement celle qu’il aime et qui, de son côté, participera – de loin, certes, mais sans s’y opposer – à plusieurs tentatives d’assassinat contre lui. C’est bien lui plutôt que Clémence, qui pourra se demander ce qu’il faisait ce soir-là rue Pagevin.

Honoré de Balzac. Ferragus. (1834). Paris : Gallimard, collection de la Pléiade, La Comédie humaine, volume 5, 1952.