Il hèle un vitrier et le somme de monter. Une fois le pauvre homme parvenu au palier de son logis, tout en haut de l’immeuble, il lui reproche vertement son inutilité (ses vitres, justement, ne sont pas de couleur) et le renvoie. De son balcon, il guette alors la sortie du bougre au débouché de la rue pour faire tomber sur ses planches transparentes – sa pauvre fortune ambulatoire – un petit pot de fleur. Chacun ses haines.
Une autre fois, il aperçoit plusieurs hommes qui marchent courbés dans une plaine, eux aussi sous le poids d’un fardeau : une énorme Chimère, aussi lourde qu’un sac de farine. « Les pieds plongés dans la poussière d’un sol aussi désolé que le ciel », tous semblent accepter la présence du monstre collé à leur dos qui les opprime pourtant. Le cortège passe puis disparait dans l’horizon. Chacun ses chimères.
Un autre jour, ce sont sept vieillards maléfiques, un par minute, qui s’avancent à la file un matin de brouillard sale ; ou dans la rue il se mêle aux foules, passant par la pensée d’un corps à l’autre ; ou les passantes, dont l’œil semble être « un ciel livide ou germe l’ouragan », il les croise sans se retourner.
Que de rencontres étranges et passionnées dans ce Paris adoré pour la haine qu’il inspire.
Mais les veuves, ces monstres abrutis par la misère, l’âge et le chagrin, il aime plus que quiconque à les contempler. Il lui est même arrivé d’en suivre « pendant de longues heures ». « Roide, droite, sous un petit châle usé », elle semble la fierté incarnée, une fierté que le deuil vide et prive d’harmonie.
Elle entre dans un misérable café pour déjeuner. Elle se traine ensuite jusqu’au cabinet de lecture. Elle cherche dans les gazettes, « avec ses yeux actifs (…) des nouvelles d’un intérêt puissant et personnel ». Enfin, elle se dirige là où toutes elles finissent par s’installer : à l’écart d’un jardin public, sur un de ces bancs d’où l’on peut entendre les bribes d’un concert public donné par des militaires, récompense d’une journée (d’une vie plutôt) « sans amis, sans causerie, sans joie, sans confident ».
« Ah ! que j’en ai suivi de ces petites vieilles ! », rappelle le poète, cette fois-ci en vers. Lui et lui seul dans la ville les surveille « tendrement », le regard inquiet porté sur leurs pas incertains. Au lieu de l’affliger, il tire de cette habitude une jouissance d’autant plus puissante qu’elle est clandestine. S’il suit une de ces veuves qui chemine « stoïque et sans plaintes / À travers le chaos des vivantes cités », ce n’est, en effet, pas pour l’humilier comme les vitriers, ni même la visiter par métempsychose, ou se figurer quelle idée grandiose est en train de la broyer, mais pour se placer tout juste derrière « la griffe effroyable de Dieu » qui menace à tout instant de l’arracher des vivants.
En suivant ces « petites vieilles », on dirait qu’il veut surprendre, par dessus l’épaule de celui qui le provoque, le moment de leur mort.
Charles Baudelaire. « Chacun sa chimère », « Les veuves », « Le mauvais vitrier », « Les foules », in Le Spleen de Paris, « Les Petites vieilles » in Les Fleurs du mal.