Filature #063

Il hèle un vitrier et le somme de monter. Une fois le pauvre homme parvenu au palier de son logis, tout en haut de l’immeuble, il lui reproche vertement son inutilité (ses vitres, justement, ne sont pas de couleur) et le renvoie. De son balcon, il guette alors la sortie du bougre au débouché de la rue pour faire tomber sur ses planches transparentes – sa pauvre fortune ambulatoire – un petit pot de fleur. Chacun ses haines.

Une autre fois, il aperçoit plusieurs hommes qui marchent courbés dans une plaine, eux aussi sous le poids d’un fardeau : une énorme Chimère, aussi lourde qu’un sac de farine. « Les pieds plongés dans la poussière d’un sol aussi désolé que le ciel », tous semblent accepter la présence du monstre collé à leur dos qui les opprime pourtant. Le cortège passe puis disparait dans l’horizon. Chacun ses chimères.

Un autre jour, ce sont sept vieillards maléfiques, un par minute, qui s’avancent à la file un matin de brouillard sale ; ou dans la rue il se mêle aux foules, passant par la pensée d’un corps à l’autre ; ou les passantes, dont l’œil semble être « un ciel livide ou germe l’ouragan », il les croise sans se retourner.

Que de rencontres étranges et passionnées dans ce Paris adoré pour la haine qu’il inspire.

Mais les veuves, ces monstres abrutis par la misère, l’âge et le chagrin, il aime plus que quiconque à les contempler. Il lui est même arrivé d’en suivre « pendant de longues heures ». « Roide, droite, sous un petit châle usé », elle semble la fierté incarnée, une fierté que le deuil vide et prive d’harmonie.

Elle entre dans un misérable café pour déjeuner. Elle se traine ensuite jusqu’au cabinet de lecture. Elle cherche dans les gazettes, « avec ses yeux actifs (…) des nouvelles d’un intérêt puissant et personnel ». Enfin, elle se dirige là où toutes elles finissent par s’installer : à l’écart d’un jardin public, sur un de ces bancs d’où l’on peut entendre les bribes d’un concert public donné par des militaires, récompense d’une journée (d’une vie plutôt) « sans amis, sans causerie, sans joie, sans confident ».

« Ah ! que j’en ai suivi de ces petites vieilles ! », rappelle le poète, cette fois-ci en vers. Lui et lui seul dans la ville les surveille « tendrement », le regard inquiet porté sur leurs pas incertains. Au lieu de l’affliger, il tire de cette habitude une jouissance d’autant plus puissante qu’elle est clandestine. S’il suit une de ces veuves qui chemine « stoïque et sans plaintes / À travers le chaos des vivantes cités », ce n’est, en effet, pas pour l’humilier comme les vitriers, ni même la visiter par métempsychose, ou se figurer quelle idée grandiose est en train de la broyer, mais pour se placer tout juste derrière « la griffe effroyable de Dieu » qui menace à tout instant de l’arracher des vivants.

En suivant ces « petites vieilles », on dirait qu’il veut surprendre, par dessus l’épaule de celui qui le provoque, le moment de leur mort.

Charles Baudelaire. « Chacun sa chimère », « Les veuves », « Le mauvais vitrier », « Les foules »,  in Le Spleen de Paris, « Les Petites vieilles » in Les Fleurs du mal.

Filature #062

Peter Walsh revient des Indes. Le but de son séjour à Londres après dix ans d’absence, en ce 13 juin 1923, est de consulter des hommes de lois concernant le projet de divorce d’Elizabeth, la femme qu’il veut épouser. Car à plus de cinquante ans, je voici enfin amoureux. Et sa présence incognito en Angleterre (seule Clarissa, Mrs. Dalloway, est au courant de sa visite, il vient d’ailleurs de la voir) l’emplit d’une joie profonde. Une joie proche de l’exaltation que procure le sentiment d’une liberté brutalement retrouvée.

Pour une heure, le voici libéré « précisément de ce qu’il était », plein du sentiment « d’être comme un enfant qui se jette au dehors de chez lui » (43). Tout lui semble neuf et possible. Or en traversant Trafalgar Square en direction de Haymarket, il aperçoit une femme dont l’apparence ressemble en tous points à celle à laquelle il rêve depuis toujours. Non pas celle qui l’attend en Inde, semble-t-il, et encore moins Clarissa, que vingt ans plus tôt il aurait pu épouser, mais un modèle de femme à aimer, disponible à l’amour par le seul fait d’exister. Elle passe ; il décide de la suivre (44).

Loin de lui l’idée de la mettre dans l’embarras. Si elle s’apercevait de sa présence, se dit-il, et qu’elle le confrontait, il l’inviterait simplement à venir prendre une tasse de thé ; et elle accepterait la proposition. La foule est compacte, la suivre se révèle plus délicat que prévu. D’autant qu’elle semble accélérer le pas (son visage rosit sous l’effort). Walsh lui prête alors la conscience d’être suivie, et d’y prendre goût. Par un effet symétrique, le voici aventurier, débarqué depuis la veille, déjà en quête d’aventure.

Il s’imagine en parfaite connivence, elle se sachant suivie, lui sachant qu’elle le sait, jouissant tous les deux, à quelques pas de distance, du même plaisir d’une reconnaissance invisible, avançant tous les deux d’un pas décidé vers un même but. Elle traverse Piccadilly, remonte Regent Street, traverse Oxford Street et Great Portland Street avant de bifurquer dans une petite rue. Le moment approche, elle ouvre son sac, en sort une clé, ouvre la porte, et « gone ! » Au même moment que le claquement de l’entrée se fait entendre et que disparait la jeune femme de la vue de Peter, lui revient à la mémoire ce que lui a dit Clarissa quelques minutes plus tôt : « Souviens-toi de venir à ma soirée. » (45)

De retour dans les artères de la ville (« like the pulse of a perfect heart, life struck straight through the streets » (45)), Peter prend conscience que cet épisode de filature, ce fantasme qu’il s’est fabriqué, n’était justement qu’une fantaisie (« an exquisite amusement »), une façon de combler sa disponibilité dans une ville qui ignore sa présence. Tout est alors possible. Au moment même où il se décide à suivre la patiente, ce n’est pas tant celle-ci qui est choisie (« singled out ») parmi d’autres silhouettes dans la foule, que Peter, choisi par le hasard que provoque et encourage la ville.

Il s’en trouve comme éclairé par une lumière qui les met tous les deux en contact (« connected them »). À cela, cependant, s’ajoute quelque chose d’autre, comme si la présence de cette femme idéale (idéalisée par son propre désir d’absolu), comme celle d’autres femmes dans la capitale, constituait le résultat le plus tangible et le plus splendide de la civilisation britannique. Ces voitures, ces domestiques, ces voiles et ces robes, ces chiens, ces hommes d’affaires sont autant de signes de la splendeur du pays au nom duquel, depuis plus de trois générations, sa famille s’enorgueillit de servir à partir des colonies.

Son absence de spiritualité l’empêche de faire le pas supplémentaire de supposer que Dieu doit être heureux de voir ainsi se déverser, comme d’une corne d’abondance, la gloire de l’empire. Cette femme suivie aurait pu être une autre – d’ailleurs, aussitôt la porte de son logis fermé, Peter n’y pense plus, préférant jouir d’un spectacle unanimiste, celui de la ville vibrante au-dessus de laquelle des aéroplanes, avec leurs fumeroles, écrivent des messages publicitaires.

Virginia Woolf. Mrs. Dalloway (1925). Penguin Books, 2021.