Filature #007

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Une nuit d’hiver, trois hommes sont tués dans une auberge mal famée de la banlieue de Paris. La police, arrivée très vite sur place, arrête un homme qui, sans nier les faits, proteste de son innocence en invoquant la légitime défense. Tout semble indiquer que celui qui se fait appeler Mai a raison. Mais Lecoq, un des policiers, devine que l’accusé n’est pas le saltimbanque vagabond qu’il prétend être. En effet, si l’histoire qu’il raconte au juge Segmuller semble d’une grande cohérence, elle n’explique pas la présence de deux femmes au moment du crime et dont la neige tombée cette nuit-là a pu conserver la trace des pas. Lecoq et son collègue (le bien-nommé Absinthe) effectuent une première filature en suivant le plus loin possible l’itinéraire suivi par les deux femmes et un complice, à présent disparus. Avant un réchauffement de l’air, ils effectuent ensuite le relevé de leur découverte par les moyens de prise d’empreinte. La neige, « immense page blanche », sert de pellicule photographique à ces « clichés, qui manquaient peut-être de netteté » mais qui restent « fort suffisants encore comme pièce à conviction ».

À la certitude « quasi religieuse » de Lecoq d’avoir affaire à un homme qui cache son identité s’opposent les apparences, qui à première vue sont validées par les faits. Devant ce défi, Lecoq doit imposer sa méthode de déduction grâce à une connaissance visuelle des faits et gestes du prisonner. L’ancien mathématicien, assistant d’astronome, décide alors de surveiller « nuit et jour » le prévenu dans la cellule grâce à un trou percé dans le plafond. Il intercepte la preuve d’une communication avec l’extérieur, mais Mai feint l’erreur et dénonce les agissements d’un prisonnier voisin. C’est donc parce qu’il se sait surveillé que le pouvoir panoptique de Lecoq ne mène nulle part. En dernier recours, et avec l’assentiment du juge, Lecoq organise les conditions d’une évasion. Quand celle-ci a lieu, lui et Absinthe prennent leur suspect en filature.

Une double tension se met alors en place. La première a trait à l’ambiguïté de l’identité du prévenu. Car ce dernier agit comme s’il était celui qu’il prétend être, soit parce que c’est bien le cas (hypothèse basse), soit parce que, hypothèse plus plausible dans l’intérêt du récit, il se sait suivi. Son nom, lu comme un palindrome (I am— il a prouvé plus tôt devant le juge qu’il parle anglais), annonce une identité tout aussi volatile que celle d’Ulysse face au cyclope. De fait, Lecoq s’attend à ce que Mai se sente suivi, mais il compte sur un relâchement de sa part et sur l’invisibilité dont il bénéficie, grâce à sa faculté de déguisement. « Des mois se seront écoulés, nulle surveillance ne se sera révélée à lui… il hasardera quelque démarche décisive ». Entre celui qui se sait l’objet d’une filature sans savoir par qui, et celui qui suit cette personne pour connaître son identité, les précautions sont identiques et le jeu presque égal. « Je veux son secret », Lecoq rétorque-t-il à Absinthe, « et je l’aurai ».

La seconde tension, plus classique, est liée à la difficulté de conserver un contact visuel avec Mai qui, se sachant surveillé, multiplie les ruses pour que ses suiveurs le « dépiste ». De fait, face à l’acharnement de Mai, la filature ne tient souvent qu’à un fil. Si Lecoq se trouve distancé, Absinthe prend le relai en ponctuant murs et portes de signes à la craie pour garder, comme le Petit Poucet, la trace de son passage. Cette technique cartographie l’itinéraire du fugitif en l’inscrivant sur l’espace parisien, mimant ainsi la page blanche mentionnée que constitue l’espace réel de la filature. Enfin, à l’issue de plusieurs heures de surveillance, devant la propriété du duc de Sairmeuse, Mai, aidé par un homme rencontré en chemin, se hisse par dessus le mur et disparaît de l’autre côté.

Une recherche de la propriété ne donne rien. Sans avoir pu quitter l’enceinte de l’hôtel particulier, l’homme a pourtant disparu. Lecoq se rend alors à l’évidence: celui dont il refusait de croire et l’identité et l’histoire ne peut être que le duc lui-même.

Monsieur Lecoq (1ere partie) d’Émile Gaborieau, 1868.