Filature #026

Nous sommes à Paris juste avant la Première Guerre mondiale et Fantômas court toujours. Il faut s’y habituer : il change de nom et d’aspect, collectionne les identités, multiplie les caches et les maîtresses plus ou moins consentantes de ses méfaits, accumule les vols et les assassinats et semble ne vouloir conserver qu’un seul but : incarner à lui seul le crime et l’abjection.

Le cadavre broyé et défiguré d’une femme a été retrouvé chez un certain Docteur Chaleck. S’agit-il de celui de Lady Beltham, la maîtresse de Fantômas, qui pourrait justement être Chaleck ? S’étant jurés d’arrêter leur ennemi, le policier Juve et son acolyte journaliste Fandor décident de mener l’enquête. Lorsque le mystérieux Chaleck sort de chez lui pour s’engouffrer dans son automobile après s’être assuré, d’un regard circulaire, qu’il n’est pas suivi, les deux hommes sortent de la boutique de confection de chemises où ils faisaient le guet, de l’autre côté de la rue, hèlent un taxi et s’y jettent à la va-vite.

Peu de temps plus tard, dans un quartier populaire de la capitale, de la première voiture sort un Chaleck transformé en apache. Contre un arbre l’attend une jeune femme (Joséphine) qui lui tend discrètement un billet. Juve demande alors à Fandor de suivre la femme tandis que lui s’occupe de Chaleck.

La seconde filature fait long feu. Le taxi (immatriculé 1014-G.3) à bord duquel Juve prend place est repéré par un complice de Fantômas. L’allure auquel avance le véhicule lui permet de le rattraper en quelques foulées. En trois coups de couteau il provoque la crevaison de la roue arrière-droite.

Pendant ce temps, Fandor suit la jeune femme jusque dans une voiture de première classe de la ligne 2 de métro, sur sa section aérienne, entre Barbès et la station qui ne s’appelle pas encore Jaurès. Une fois sortie, la femme pénètre dans un immeuble par une porte cochère. Fandor s’installe en face de l’édifice, à la terrasse d’un café. Il commande une bière et de quoi écrire. Une heure plus tard, l’oiselle en ressort habillée en raisonnable jeune personne. Le journaliste attrape sa canne, paie rapidement sa consommation et poursuit sa filature, jusqu’à la gare de Lyon où un « barbe », Monsieur Martiealle de la maison Kessler et Barru, attend la Joséphine. On s’installe à bord d’un PLM.

Pour voler l’homme d’affaire et s’assurer de ne laisser aucun témoin de son méfait, Fantômas n’hésite pas à provoquer une catastrophe ferroviaire dont Louis Feuillade illustre les conséquences par ce qui semble être, déjà, des images d’archive (l’accident est quant à lui filmé à l’aide de modèles réduits, à la sortie d’un tunnel en carton pâte).

En assistant à ces filatures, l’attention du spectateur est moins soutenue par l’action que par le cadre parisien (et authentique celui-là) où elles se déroulent. Dans les rue encore pavées, filent toutes sortent d’engins à roues. En quelques minutes, on y voit triporteurs, bicyclettes, tramways à impériale (celui qui relie la porte de la Chapelle et le Jardin des Plantes), taxis (décapotés ou pas), charrettes de livraison et voitures à traction animale. De petits nuages sortis des pots d’échappement à chaque départ des moteurs font en matière de pollution concurrence aux crottins laissés par les chevaux. Badauds et passants, travailleurs et enfants sont, pour le spectateur d’aujourd’hui qui examine ces séquences filmées il y a plus d’un siècle, corps avec une époque. Certains semblent au reste moins des figurants se sachant filmés que de vrais Parisiens interloqués qui au passage des acteurs font arrêt avec de petits coups d’œil en direction de la caméra.

Juve contre Fantômas, un film de Louis Feuillade (1913), d’après le roman de Pierre Sevestre et Marcel Allain.

Didier Blonde. Les Voleurs de visages. Paris: Métailié, 1992.