Filature #027

Erec

« Nain, laisse-moi passer ! Je veux parler à ce chevalier ! C’est la reine qui m’envoie ! » Au lieu d’obtempérer, le nain lève et déploie son fouet pour frapper la suivante de Guenièvre, qui revient vers sa reine les mains ensanglantées. Cette scène se passe dans une forêt, un jour de Pâques, au cours d’une chasse au cerf blanc décidée par le roi Arthur. Il a été promis au chasseur le plus émérite de recevoir du souverain le droit de désigner par un baiser la femme de son cœur. C’est dire si l’enjeu de cette journée est grand. Érec, un chevalier de la Table ronde, ne participe pourtant pas activement à cette chasse, préférant tenir compagnie à la reine, qui l’aime bien.

Devant l’échec de la suivante, c’est au tour d’Érec de tenter de forcer le passage et de découvrir l’identité de ce mystérieux chevalier, mais le nain le cingle lui aussi au cou et au visage. Érec fait marche arrière, car « folie n’est pas vasselages » (il ne faut pas confondre folie et courage) et nul ne peut lui reprocher de ne pas vouloir se battre sans armes.

Revenir au château de Cardigan pour s’armer lui prendrait trop de temps : « Se je la guerre les alloue / Ja mes retrouver ne porroie / Le chevalier par avanture ». Lequel chevalier s’éloigne déjà à grande allure dans la forêt. Une seule solution s’offre alors à lui : « Mieux vaut que je le suive — ou de près ou de loin — jusqu’à ce qu’on me prête ou loue des armes, à ma convenance » (Siure le me covient adés,/ Ou soit de loing ou soit de pres, / Tant que je puisse armes trover / Ou a loiier ou a prester).

Érec dispose de trois jours, durée pendant laquelle le baiser est mis en répit.

Dans ce récit vieux de 850 ans, le lecteur n’apprend pas grand-chose sur la manière dont Érec procède à sa filature. Tout juste sait-on qu’il va « sivant tote voie » le chevalier en armes et le nain qui avait frappé, jusqu’à ce qu’ils arrivent « a un chastel / Mout bien séant et fort et bel. » Le chevalier semble y être connu car on le salue. Érec le suit pas à pas à travers le bourg « jusqu’à ce qu’il le voie héberger – ce dont il est très satisfait. » Cette arrivée au bourg forme un écho très lointain à l’entrée de Frédéric à Chichilianne sur les pas du tueur en série dans le roman de Giono Un roi sans divertissement.

Érec poursuit son chemin jusqu’à ce qu’un vavasseur, membre d’une petite noblesse et « maître d’une bien pauvre demeure », lui propose de l’héberger. L’homme commande à sa fille (dont on apprendra plus tard qu’elle a pour nom Énide) de s’occuper du cheval d’Érec. Sa mise est pauvre mais sa beauté l’éblouit. Il en tombe immédiatement amoureux et c’est pour la fille se son hôte, après que celui-ci lui eut prêté des armes, qu’Érec provoque le chevalier « aux armes d’azur et d’or ». Vainqueur de ce que Jean-Pierre Foucher désigne comme le « premier grand combat singulier des romans de la Table Ronde », Érec épargne son ennemi mais lui enjoint d’aller jusqu’à Cardigan annoncer sa victoire.

Chrétien de Troyes. Érec et Enide in Romans de la Table Ronde, traduit en français moderne par Jean-Pierre Foucher. La version originale est disponible ici.