Filature #028

Google data center Douglas County

Google data center Douglas County

« Tail ‘Em and Nail ‘Em »—« Suivez-les et chopez-les » : c’est le nom officiel de l’agence que dirige Maxine Tarnow (qui rime un peu avec Marlowe), une ancienne inspectrice des fraudes qui a peut-être perdu sa licence officielle mais qui a conservé son pistolet Beretta et qui, comme le héros de Raymond Chandler, n’est jamais à cours de répliques aussi spirituelles que percutantes. La seule différence, si l’on peut dire, c’est que Maxine est divorcée, mère de deux enfants, et que nous sommes au début de l’été 2001 à New York. Le lieu et la date agissent sur le lecteur comme une immense prolepse, dont joue Pynchon pour acérer l’impression générale que le hasard doit tout à une certaine forme de paranoïa (comme l’ail, « right, you can never have too much » (11)), et qui pourrait—ou non—mettre au jour un dessein catastrophique en train de s’accomplir.

Une série de rencontres pousse Maxine à s’intéresser au sort d’hashlingrz (pas de majuscule), une société informatique au but aussi mystérieux que son nom est imprononçable, dirigée par le richissime Gabriel Ice, et ayant mystérieusement survécu à l’éclatement de la bulle internet quelques mois plus tôt. De l’argent transite par ses comptes bancaires pour, on ne sait trop comment, être exfiltré en direction du Moyen Orient. La nuit Maxine plonge dans l’Internet profond (Deep Web), inaccessible aux moteurs de recherche, et qu’arpentent sous pseudonyme les mêmes improbables associés et ennemis putatifs avec lesquels elle a affaire le jour à la surface. Si l’on s’y perd dans ce récit ce n’est jamais pour très longtemps, car le hasard (ou les forces invisibles du mal) réaligne rapidement les pions à la manière d’un algorithme, « kind of like a Markov chain, where the transition matrix keeps repeating itself » (78).

Au fur et à mesure qu’elle prend conscience de l’importance de son enquête aux yeux de ceux qu’elle surveille, augmente chez Maxine le sentiment d’être observée et suivie. Ainsi filatures et surveillances se croisent et parsèment ce récit selon des modalités qui tiennent aussi bien aux moyens classiques de la fiction (deux hommes dans un bar page 80, course en taxi page 148), que des technologies émergentes (caméras, reconnaissance vocale, puces et implants GPS peut-être de fabrication russe). Ne pas laisser de trace de son passage, ou au contraire tâcher de retracer les pas (numériques ou physiques) de celui qu’on poursuit de sa curiosité, devient l’obsession principale des protagonistes. Autant dire qu’il vaut mieux être du bon côté de la lame pour prendre le temps de « cyberflâner » (354) dans un Starbuks.

Une originalité bienvenue de Bleeding Edge est d’avoir déjoué l’attente provoquée par la connaissance des événements de 2001 à New York. Ceux-ci passe dans le récit comme par la bande, ne résolvant rien de l’intrigue, mais marquant par son impact l’acte de disparition d’un internet secret, profond, auxquels seuls les initiés ont accès, et peuvent se retrouver entre eux sans avoir l’impression d’être surveillés.

Thomas Pynchon, Bleeding Edge, Penguin Books, 2013