Filature #047

Lupin

« J’ai résolu de ne pas assister à mon procès », annonce Arsène Lupin au policier Ganimard venu le visiter dans sa cellule de la Santé. « Arsène Lupin », continue le gentleman-cambrioleur à la troisième personne, « ne reste en prison que le temps qu’il lui plaît ». Aussi la police fait-elle mieux de fouiller sa cellule. Elle y découvre tous les indices d’une évasion imminente. La décision est alors prise de faciliter l’opération : « Un petit coup de pouce de notre part, et l’évasion réussit… assez du moins pour nous permettre de pincer les complices ». C’est donc lors d’un transfèrement dans un panier à salade que Lupin s’échappe comme prévu.

Mais se sachant surveillé, et plutôt que d’essayer de semer ses vingt fileurs (« je n’en serais pas sorti vivant »), il prend un malin plaisir à rentrer à la prison de la Santé en passant par la porte d’entrée. Tout juste aura-t-il pris le temps de boire un verre à la terrasse d’un café en s’excusant auprès du gérant de n’avoir pas les moyens de le payer.

Deux mois plus tard, au premier jour de son procès, lorsqu’on lui demande de donner son état-civil, le prisonnier, annonce qu’il se nomme Désiré Baudru. L’homme ne ressemble en rien à « la silhouette élégante » et au « jeune visage dont les journaux avant publié si souvent le portrait sympathique ». Ganimard, qui l’examine, annonce que l’homme ne peut être Arsène Lupin. Renseignements pris, un Désiré Baudru a bien fait l’objet d’une courte incarcération au Dépôt à un moment où Lupin s’y trouvait. On comprend alors qu’une substitution a pu s’y produire. Lupin est donc libre depuis deux mois ! Mais pourquoi Baudru n’a-t-il rien dit ? Le bonhomme, qui n’a d’autre domicile qu’ « une de ces cahutes de chiffonniers qui s’entassent près de la barrière des Ternes » trouvait son intérêt à rester en prison : « On y mange bien… on n’y dort pas mal… »

Il faut pourtant se résoudre à libérer le malheureux. S’imaginant qu’il a peut-être été payé par Lupin pour prendre sa place, Ganimard, accomagné des inspecteurs Folenfant et Dieuzy, le prennent en filature à la sortie de prison. Baudru, « d’abord assez embarrassé », s’avance dans la ville comme un homme « qui n’a pas d’idées bien précises sur l’emploi de son temps ». Il change de veste chez un friper, traverse la Seine, puis s’apprête à prendre un omnibus. Séparé de ses adjoints, Ganimard rejoint de justesse son suspect sur l’impériale de la ligne Batignolles-Jardin des Plantes. Baudru, somnolant sur la banquette, porte sur son visage « une incroyable expression de bêtise ». Descendu au carrefour des Galeries-Lafayette, il prend le boulevard Haussmann puis l’avenue Victor-Hugo, avant de s’enfoncer « d’un pas nonchalant » dans le bois de Boulogne. Harassé de fatigue, il finit par s’asseoir sur un banc.

Au bout d’une demi-heure, Ganimard, impatient, finit par s’asseoir à ses côtés pour engager la conversation. C’est alors qu’il comprend que l’homme qu’il avait pris pour un vagabond n’est autre que Lupin qui, grâce à ses connaissances en médecine, a pu, pendant les semaines précédant son procès, transformer son apparence et se faire passer pour un autre : « C’était l’homme, mais c’était en même temps l’autre, le vrai ». Ganimard, humilié, trouve une forme de soulagement d’apprendre que Lupin n’a nul désir de rendre son évasion publique. Quoi qu’il en soit, il doit se résoudre à laisser son homme partir.

Ce volume des aventures d’Arsène Lupin, plus qu’aucun autre sans doute, repose sur une série de permutations qui n’affectent pas seulement le récit mais la manière dont il est mené. Les identités sont inversées pour créer des paradoxes qui trompent les personnages et les lecteurs. Le premier chapitre fonctionne en trompe-l’œil, puis que son narrateur n’est autre que Lupin. L’homme dont les lecteurs lisent les exploits est donc le même que celui qui les raconte. Plus tard, celui qu’on prend pour Ganimard se trouve être un complice de Lupin se faisant passer pour le policier (nous n’avons pas l’image, et devons faire confiance aux mots). La transformation physique de Lupin lui permet de se faire passer pour un autre (même les témoins visuels de l’histoire se font leurrer). Toutes les stratégies narratives reposent sur des jeux variés de substitution d’identité qu’autorise le caractère énigmatique de ce Lupin, venu de nul part. Le président du tribunal, au tout début de son procès, s’adresse au prévenu comme à un simple nom : « Nous ne savons qui vous êtes, d’où vous venez, où s’est écoulée votre enfance, bref, rien ». « Ce qu’il cambriole d’abord », écrit Didier Blonde, « c’est l’identité des autres ».

  • Maurice Leblanc. Arsène Lupin, gentleman-cambrioleur (1907)