L’imitation de la traduction : le cas Quebert

De deux choses l’une : ou bien La Vérité sur Harry Quebert est un thriller à l’américaine écrit par un écrivain suisse nommé Joël Dicker, et dans ce cas le résultat est plutôt médiocre. Ou bien il constitue un exemple de ce qu’on pourrait appeler une ruse romanesque, et le lecteur dispose alors d’une imitation de traduction de thriller à l’américaine qui aurait la caractéristique principale d’être de facture moyenne. Dans ce cas, la réussite formelle est à souligner.

Marcus Goldman, un jeune auteur doué installé à New York, vient à la rescousse de son mentor accusé d’un crime qu’il aurait commis vingt-cinq ans plus tôt. Dans La Vérité sur Harry Quebert, il n’est question que de romans cultes, d’agents et d’éditeurs peu scrupuleux, de recettes pour devenir l’écrivain culte de toute une génération, et sans rien dévoiler de l’intrigue, riche en rebondissements, de livres qui paraissent sous un nom qui n’est pas celui de leur auteur. Sur la page de remerciement (une tradition anglo-saxonne) située à la fin du récit, dans un espace normalement placé au-delà du seuil de la fiction, reçoivent l’accolade ceux et celles qui ont aidé l’auteur dans la rédaction de son enquête. Sauf que les noms qui y figurent sont ceux de personnages du roman. Ces remerciements   semblent donc vouloir prolonger, au-delà du récit, l’illusion romanesque. Toute chose étant égale par ailleurs, on pourrait faire l’hypothèse que Marcus Goldman est l’auteur d’un livre fictif intitulé The Truth About the Harry Quebert Case, et que sous le nom de Joël Dicker se cacherait non pas un traducteur à qui on aurait demandé (ou qui se serait arrogé le droit) de figurer comme seul auteur de l’édition française, mais un écrivain suisse qui aurait décidé d’en restituer la facture pour un lectorat francophone.

On comprendrait alors pourquoi des répliques comme « Nom de Dieu, vous êtes ce petit fils de pute qui traînait dans les jupes de Québert ? » (245), ou « Au nom du Ciel, Markie, vas-tu mourir pour la cause de ce Diable criminel ? » (192), ou encore (et toujours) « Au nom du Ciel, qu’est-ce que vous voulez ? » (126) sonnent comme des dialogues de téléfilms doublés, et que « Elle disposa un coussin sur sa chaise pour qu’il [Harry] soit confortable » (328), « vous faites du sexe, hein » (329), « je suis vôtre » (583), ou « il est presque dix-huit quarante-cinq » (649) donnent l’impression d’être des tournures volontairement fautives pour faire penser aux lecteurs qu’ils ont affaire au travail d’un traducteur soumis à des échéances serrées.

De plus, si le modèle inavoué de Dicker est la traduction de thriller de qualité moyenne, alors les nombreuses incohérences qui émaillent ce récit policier se transforment en autant d’indices tendant à accréditer la thèse d’un livre différent de ce à quoi il ressemble à première vue. Une femme est assassinée d’un coup de feu : ne faudrait-il pas procéder à l’examen de la balle, et formuler quelques hypothèses sur la nature de l’arme ? Ça pourrait aider. Si votre voisin sortait de son garage avec un fusil braqué sur des visiteurs indésirables, votre premier réflexe serait-il de vous approcher pour mieux observer la scène ? Un pasteur qui arrive en poste ne découvre-t-il qu’à ce moment-là (et pas au moment de son embauche) la disparition quasi-totale de ses ouailles ? La Convention démocrate de 2008 a-t-elle vraiment eu lieu dans le Montana ?

Lorsque Boris Vian présenta J’irai cracher sur vos tombes à son éditeur, peut-être pour ne pas l’effrayer, il le fit comme étant le fruit d’une traduction de l’américain. Pour être tout à fait convaincant, il lui fallut, d’après la légende, se coller à la rédaction de la version « originale ». Le résultat eut bien sûr l’effet inverse : on comprit vite, des deux textes, lequel avait été écrit en premier, et dans quelle langue. Dans le cas de Dicker, les indices sont suffisamment visibles pour espérer qu’un jour, ce dernier nous révèle enfin sa vérité sur la Vérité et que, pourquoi pas, il confirme notre hypothèse.