Si personne n’y avait pensé avant, Pelby, plus coloriste qu’amateur de ligne claire, aurait inventé le camouflage (11). Arrivé un peu tard sur ce point, pourquoi, se demande-t-il, ne pas voir les choses en grand et faire du monde l’espace d’une immense confusion optique ? Ce qui s’annonce comme une forme d’imprécision dans la manière de voir les choses, transforme bientôt (le fougue de la jeunesse aidant) le flou en Flou. Ce qui explique bien des choses. En premier lieu l’apparente confusion du monde « où l’impossible se métaphore lentement en improbable ; où l’improbable, le probable peu à peu surgit pour devenir du possible” (46). Ou peut-être pas. Car qui sait ?
Pelby est dessinateur de BD. Un dessinateur sans beaucoup d’idées pour le moment. Rien d’étonnant alors, compte tenu de la grande imprécision où il se trouve, que pour donner le la au Flou il ressente (ou s’invente, c’est tout comme) des vertiges. Le monde pour lui semble souvent prendre la forme d’un colimaçon. On n’y voit pas très clair, et on fait mieux de se méfier de la stabilité de sa propre démarche. Au point que le jeune homme trouve utile d’aller consulter un spécialiste en matière d’oreille interne, le Dr Zacktucher.
Il est possible que Chiche, docteur lui-même, propriétaire de la chambre de bonne qu’il lui loue, et père d’une très belle jeune fille qui joue de la harpe très fort (et d’une plus jeune fille très débrouillarde), soit en matière de vertige et de flou plus doué encore que Pelby. Il sait, en tout cas, aussi bien en parler que lui le dessiner : « Regardons le vertige », propose-t-il. « Qu’est-ce donc sinon, pour des consciences éveillées comme les nôtres, une adhésion d’abord littéralement renversante à un univers où tout tournoie et s’enfonce dans rien à la manière d’un gigantesque tire-bouchon ? » (124). Se croire capable de dominer le vertige – et donc le flou dans lequel se meut l’univers – revient à « s’imaginer gouverner la spirale ». Or il n’y a rien de pire que de croire à ses capacité de rectifier, en quelque sorte, la marche divaguante du monde. Mieux vaut, estime-t-il, l’épouser. « Laissons-nous emporter par elle ». Pelby acquiesce à cette maxime.
Chiche se trouve lui aussi forcé pour les mêmes raisons que Pelby de consulter ce fameux Dr Zacktucher. Le jeune homme, apprenant la nouvelle (il cherche son propriétaire depuis un moment, et imagine son frère Paul également sur la piste), se précipite au cabinet médical, 79 bis rue Aboukir (le bis prenant dans la réalité la place d’un minuscule jardin de coin de rue au fond duquel on y lit aujourd’hui le graffiti comminatoire « Va lire un livre. Ma bombe ne tue pas »), pensant y retrouver et Chiche et Paul. En route, Pelby se livre à de savants calculs. « Si tout concorde, si la consultation de Chiche ne s’éternise pas, nous devrions nous retrouver tous les trois d’ici une demi-heure dans un triangle délimité par la rue d’Aboukir, la rue Réaumur et le boulevard de Sébastopol » (101). Il convient d’agir ici avec la « promptitude » dont il est censé faire preuve lorsqu’il dessine : « sans (s)’arrêter ni à l’élégance ni à la vraisemblance » (101-2). Bref en myope qu’il est en esprit, et qu’il rêve parfois d’être en réalité, pour confirmer ses opinions sur l’intrinsèque flou qui la domine, dans la réalité.
Voir de cette sorte se confond avec l’écoute mal mesurée. Car l’œil et l’oreille communiquent. Ce dont Pelby prend conscience alors qu’il s’engage dans la filature de Chiche, s’imaginant Paul également sur la piste, les trois hommes formant un trio d’accord, sur ses grande lignes, sur la puissance du Flou.
Or en plein cœur du IIe arrondissement de Paris, avec les labyrinthes que constituent ses passages couvert, « tout ce quartier constitue l’oreille interne et paradoxale de Paris : rumeurs et fracas viennent s’y amortir dans une surdité propice à la perception de la harpe des sphères » (102). L’oreille interne, là voici, topographiquement. Ce ne sont, si on y prend garde, que des rues qui mises ensemble forme un labyrinthe cochelé, et pour lequel l’Opéra sert comme il se doit de lobe surdimensioné. Dès lors, le décor semble propice à transformer une scène approximative de filature en vignette où l’absurde lui dispute à la précision.
Le docteur Chiche, au sortir du cabinet Zacktucher, traverse la rue Aboukir en direction de la rue du Caire. Tout alors s’enchaîne circulairement, ou plutôt en spirale. « Par précaution je décroche par la rue de Damiette. Le temps d’en accomplir le tour, je retrouverai la rue du Caire au débouché de la rue des Forges, dans le sillage du docteur ». Mais ledit docteur, à la conclusion de ce premier cercle, a disparu. Pelby en revanche aperçoit le chapeau et la gabardine passe-partout pour lui significative de Paul, qui serait, l’imagine-t-il, sur les talons du docteur. « Si l’un et l’autre s’obstinent à tourner dans ce cercle en le prenant comme une tangente, je ne saurai plus si je poursuis Paul poursuivant Chiche, ou si je suis poursuivi par Chiche toujours poursuivi par Paul que je poursuis » (103). Tâtant les poches de sa gabardine, Pelby se rend compte que son arme (hérité de son père, ancien militaire) ne s’y trouve plus.
L’arme est absente, et Paul vient lui aussi à manquer. Si bien qu’il n’y « a plus désormais que deux coureurs ». Heureusement que Chiche a l’idée de s’arrêter. Pelby le rejoint alors. « Nous restons une longue minute face à face » (103). Chiche porte à présent des lunettes prescrites sans doute par le médecin des vertiges. « Ce sont », explique-t-il, « des verres spéciaux, inertes – une ruine – qui, s’ils ne me protègent pas d’une vision réputée normale, ne sont pas un outrage à la toute-puissance du flou » (104). Le mystère, énoncé par elipses et sauts de carpe par un Pelby qui sait mal suivre les lignes droites, reste donc complet.
- Jacques Réda. Nouvelles aventures de Pelby. Paris : Gallimard, 2003.