Quelle plaie que ce voyage organisé en Israël et pour une fois maudit soit Émile pour ce cadeau empoisonné. Robert aurait mieux fait de décliner l’offre de son neveu et de tranquillement célébrer ses cinquante ans à Bar-sur-Aube où il tient une librairie depuis plus de vingt ans. Tout l’importune dans cette Jérusalem saturée de religiosité, lui le petit-fils de juifs ukrainiens installés par défaut en France et le fils de Parisiens morts à trois semaines d’intervalle pendant l’épidémie de grippe de 1953.
Lors d’une visite obligée de la vieille ville de Jérusalem, il croit apercevoir la silhouette de Madeleine, la seule femme qu’il ait aimée ; et le voilà bientôt perdu à sa recherche dans cette ville à la « topographie indéchiffrable ». Ce jour-là et les suivants, au cours de son voyage imposé par le voyagiste (mais auquel il se soustrait le plus souvent possible), Robert se souvient librement des trois semaines que dura sa rencontre amoureuse avec Madeleine à Paris, des trois ans qu’il lui fallut pour oublier de penser à elle et des vingt-trois ans nécessaires à accepter sa solitude.
En 1972, Robert encore meurtri par la séparation trois ans plus tôt, fait le voyage à Sète pour revoir Madeleine une dernière fois. Arrivée dans la ville camarguaise il s’installe à un café situé en face de l’officine du mari se disant que « neuf fois sur dix le patron lui-même mettait un tour de clef après le départ des employés. Il suffirait alors de suivre l’homme en question » (56). Après dix minutes de marche, Robert découvre le domicile du couple, d’où bientôt sort Madeleine, descendue en ville « faire quelques courses ».
Pendant les trois semaines qui suivent (une durée qui correspond à celle de leur rencontre amoureuse), il suit Madeleine, conscient de la perversité de sa démarche mais incapable d’y mettre fin. S’il reste fidèle au souhait de Madeleine de ne jamais le revoir, il assouvit son désir de ne pas la perdre de vue dans les rues de Sète. Mais ce désir, inexplicable, devient insignifiant une fois réalisé. Chaque jour il l’observe de loin, parfois seule, parfois en compagnie de son jeune fils, dans un rituel dénué de « tout intérêt, de toute signification », se promettant « de repartir à Bar-sur-Aube le lendemain, et tous les matins vers dix heures » puis reprenant son poste « dans le café non loin de chez elle », comme en « pilote automatique » (58-59).
De retour chez lui, il reçoit une note de Madeleine lui signifiant que sa « piteuse opération de filature n’avait visiblement pas échappé à celle qui en avait été l’objet » (62). Plutôt que de lui en faire le reproche, elle l’enjoint une seconde fois à l’oublier. À la maladresse des filatures de Robert à Sète correspond l’insuccès de ses recherches pour retrouver Madeleine à Jérusalem puis dans les divers lieux où on le promène en autocar. En se remémorant cette lettre, dans laquelle Madeleine annonçait n’être déjà plus celle qu’il avait connue, Robert se demande à son tour, trente ans plus tard, s’il est encore le même.
Ce récit aurait pu jouer sur plusieurs cordes aussi sensibles qu’attendues : celle du Français juif pour la première fois en Israël, de l’orphelin découvrant le lieu où, « aux confins de la Corrèze et de la Dordogne » (102) ses parents ont trouvé refuge pendant la Seconde Guerre mondiale ; celle, enfin, d’un homme qui aperçoit aux bras de Madeleine un enfant dont il pourrait être le père. La pente suivie par Robert l’éloigne de ces questions pour se concentrer sur ce qu’il estime être sa part d’homme la plus essentielle : l’amitié et la musique.
Jean Mattern. Suite en do mineur. Paris : Sabine Wespieser Éditeur, 2021.