Il est huit heures et demie du soir rue Pagevin. Si la présence d’un jeune homme à cet endroit et à cette heure est due à « un de ces hasards qui n’arrivent pas deux fois dans une vie » (20), celle d’une mystérieuse silhouette féminine, que l’homme croit reconnaître comme celle dont il est secrètement amoureux, et amoureux d’elle en raison même de sa vertu, a quelque chose d’impossible.
Car il en est des rues de Paris, ville aux « cent mille romans » (19), comme il en est des piétons qui les fréquentent : certaines sont déshonorées, d’autres nobles, d’autres encore sont estimables ou propres, travailleuses ou mercantiles, babillardes, actives ou prostituées. Chacune appelle son type de Parisien, que seule l’ascension sociale ou au contraire sa chute attire ou force à fréquenter. Il est par conséquent des rues ou des fins de rues dans lesquelles une personne appartenant à un certain monde – surtout s’il s’agit d’une femme – ne saurait se faire voir ni même chercher à se dissimuler.
Or la réputation de la rue Pagevin n’est plus à faire. Du reste, une partie s’appelait autrefois rue Merderet. « Pas un mur », note Balzac « qui ne répétât un mot infâme » (20), sans dire de quels mots il s’agit, dans un roman presque entièrement construit sur les formes de l’écrit (correspondance, testament, lettres chiffrées, mal lues ou mal interprétées, écrites sublimement au moment du trépas ou de manière quasi phonétique). La rue Soly, juste à côté, est quant à elle l’une des plus étroites de la capitale (33). Si une femme à « l’imposante sainteté » (21), « digne d’être secrètement le principe de toutes les actions d’un jeune homme », se trouve dans un tel endroit, à se promener « insouciamment » « d’un pied criminellement furtif » (20), c’est qu’elle n’est pas tout à fait celle qu’elle prétend être.
Intrigué autant qu’irrité, mais aussi paris par un magnétisme érotique (« Ah ! Certes, elle seule était ainsi cambrée ! Elle seule avait le secret de cette chaste démarche qui met innocemment en relief les beautés des formes les plus attrayantes » 21), le jeune homme se met à suivre la passante, le temps au moins de s’assurer de son identité.
Cette filature ne dure que quelques instants car vite le suiveur décide de devancer sa cible pour l’aborder de face et peut-être lui demander ce qu’elle peut bien faire « dans cette crotte, à cette heure » (20). Mais au moment de se retourner pour la voir, « pst ! », l’homme sent la femme brusquement bifurquer et disparaitre dans une allée avant de pénétrer au bout d’une allée dans une maison « comme il y en a des milliers à Paris, maison ignoble, vulgaire, étroite, jaunâtre de ton, à quatre étages et à trois fenêtres. » (22) Autant dire une maison borgne, non seulement indigne de l’objet de son cœur mais dangereuse pour sa réputation.
Pas encore certain de l’identité de la femme, le jeune homme (il a pour nom Auguste de Maulincour, et celle dont il est éprit Clémence Desmarets, dites Madame Jules, du prénom de son mari) décide de faire le guet. Son attente devant la maison est attentive et douloureuse (« Il resta là pendant un siècle de vingt minutes »), et la douleur plus grande encore lorsque la femme en sort pour se diriger vers un fiacre : il reconnait celle qu’il aime secrètement, sans vouloir tout à fait l’admettre à lui-même. La filature reprend mais cette fois-ci, le jeune homme doit courir après la voiture, qui s’arrête devant un magasin de fleur, rue Richelieu, près de la rue de Ménars. Convaincu cette fois-ci qu’il s’agit bien de la femme de son cœur, il se résout à rentrer chez lui.
Cette rencontre qui n’en est pas une dans des rues de Paris aujourd’hui presque toutes disparues, renforce l’aspect fantomatique de l’expérience de lecture. Les hésitations du jeune homme sur l’identité de la femme qu’il suit semblent d’abord contredire les efforts taxonomiques du narrateur pour donner un trait de personnalité à chaque morceau du monstre qu’est Paris. Elles servent ensuite de confirmation qu’un drame épouvantable s’y joue.
Plus tard ce soir-là, Malincour retrouve Clémence chez les Nucingen. Pas un trait du visage de cette dernière ne trahit sa surprise lorsqu’il lui demande ce qu’elle faisait, deux heures plus tôt, déguisée dans une rue mal famée. Elle ne se prive pas, en revanche, de lui signaler qu’un être « capable de suivre une femme et de surprendre ses secrets » fait quelque chose de « mal, très mal » (35).
A la jalousie du jeune homme s’ajoute la rage, puis un désir de détruire socialement celle qu’il aime et qui, de son côté, participera – de loin, certes, mais sans s’y opposer – à plusieurs tentatives d’assassinat contre lui. C’est bien lui plutôt que Clémence, qui pourra se demander ce qu’il faisait ce soir-là rue Pagevin.
Honoré de Balzac. Ferragus. (1834). Paris : Gallimard, collection de la Pléiade, La Comédie humaine, volume 5, 1952.