Filature #064

Son nom est Robinson et sa solitude immense. En s’attachant aux pas d’un homme dont il ne connaît pas le nom pour lui arracher un secret dont il ignore tout, le voilà prisonnier d’une situation horrifique que les mots n’arrivent pas à exprimer, sauf à dire qu’il est devenu, pour sa proie, une ombre qui tantôt la précède et tantôt la suit mais ne se sépare jamais de l’elle. Tout ce qu’il sait, ou semble savoir, c’est qu’il doit filer sans relâche cet individu ordinaire. Mais peut-on mesurer la ruse de l’homme quand celui-ci a tous les atours de l’homme le plus ordinaire du monde ? Et d’ailleurs, qu’est-ce qu’un homme ordinaire ?

Robinson finit « bien sûr » par se plier à la décision de sa cible. Et une fois débarqué en terre étrangère, il fait ce qu’il s’est toujours refusé de faire jusqu’alors en Angleterre : il aborde l’inconnu qu’il connaît si bien. Ou plutôt, puisqu’à la douane on parle une langue qu’il ne comprend pas, Robinson se propose de faire l’interprète pour lui. En agissant ainsi, il se demandant un moment s’il ne risque pas de se faire reconnaître puisque depuis que la filature dure, sa cible a bien dû l’apercevoir quelque part, dans le métro par exemple, ou dans un bus, aux bains publics, sous un pont ferroviaire ou dans dieu sait combien d’escaliers.

Un jour, sous un pont, celui qui s’appelle Fotheringay, ou Wales, ou Canby, ou peut-être autrement, annonce à un ami que pour se rendre sur le continent, au lieu de prendre le bateau, il utilisera l’avion. Cela, précise-t-il, lui fera une journée de gagnée. Mais gagné sur quoi, se révolte intérieurement Robinson en entendant cette conversation, lui qui avait tout prévu : traverser la Manche sur le même bateau que lui, voyager ensuite dans le même compartiment de train et la nuit venue le tuer si cela devait s’avérer nécessaire pour obtenir ce qu’il convoite ? Un jour en plus, qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ? Un jour gagné sur quoi ? Impossible de mourir un jour plus tard que l’heure prévue, alors à quoi bon économiser vingt-quatre heures sur un compte à fonds fixe ?

Mais l’homme semble le voir pour la première fois. Il le trouve si sympathique, et se sent si reconnaissant d’avoir pu compter sur ses compétences, qu’il lui propose de prendre un verre, puis plusieurs, en attendant le train omnibus vers l’intérieur du continent. Durant cette rencontre, Robinson ressent pour lui une affection semblable à l’amour, mais lorsqu’il lui confesse ce qu’il a de plus intime à lui dire (son désespoir), celui-ci pense qu’il cherche à lui soutirer de l’argent. Faudra-t-il donc qu’il le tue comme il l’avait prévu ? Le wagon de troisième classe ne désemplit pas et toute tentative est vouée à l’échec.

Arrivé à destination, vers deux heures du matin, l’homme propose à Robinson de l’accompagner chez des amis où on lui trouvera bien une place pour dormir. Mais Robinson refuse, et prend refuge dans un jardin public, où il maudit ce jour soi-disant gagné sur le temps – un jour plus une heure en raison du décalage horaire. Qu’il y songe à ces quatre-vingt-six mille et quatre cents secondes, invective-t-il sa cible en silence. Lorsqu’un jour, au lieu d’être suivi il sera en train de suivre un homme, s’attablant juste à côté de lui, marchant vingt yards derrière lui, pourra-t-il se rassurer en se disant « J’existe. Vous pouvez me sentir, vous pouvez me toucher, vous pouvez m’entendre. »

Graham Greene. « A Day Saved » in Complete Short Stories. New York: Penguin Books, 2005.