Vers l’heure du déjeuner, un homme appelle Maigret d’un petit café. Il ne veut pas dire son nom. Il affirme qu’on le suit et que s’il tentait d’entrer au 36, quai des Orfèvres pour retrouver le commissaire et lui expliquer la situation, celui qui est sur ses talons depuis la veille au soir l’abattra sans hésiter. L’homme supplie plutôt qu’un agent en civil le rejoigne. « Qu’il fasse semblant de rien… Je sortirai… Presque sûrement, l’autre se mettra à me suivre… Il suffira de l’arrêter, et je viendrai vous voir, je vous expliquerai… » (495).
Maigret dépêche Janvier aux Caves du Beaujolais mais lorsque celui-ci arrive sur place, les deux hommes sont déjà partis. Une heure plus tard, l’individu rappelle d’un autre café, le Tabac des Vosges, qui fait le coin avec la rue des Francs-Bourgeois. À nouveau il demande qu’on lui vienne en aide avant d’interrompre l’échange et de s’élancer en direction du quartier de la Bastille. La poursuite de Maigret, via Janvier, progresse alors au rythme des coups de fil passés de cafés (les Quatre Sergents de La Rochelle, le Café de Birage, le Canon de la Bastille) par un homme de plus en plus désespéré, dont le seul signalement valable est qu’il ressemble à presque tout le monde.
Jusqu’à ce que, le soir venu, son cadavre soit déposé place de la Concorde par une Citroën jaune, immatriculée à Paris (507). Il faudra à Maigret quelques temps pour comprendre que « son » mort tenait lui aussi un café (Au petit Albert) du côté de Bercy et que, sans doute faute de pouvoir semer son poursuivant (un rouquin, « le plus mauvais » de la bande 501), il avait fini par commettre l’erreur de rentrer chez lui pour y être tué. Le problème consiste donc à renouer avec les poursuivants. Maigret décide de rouvrir l’établissement de l’homme traqué et de guetter, la clientèle. Au bout de quelques jours, un rouquin, après avoir hésité quelque temps sur le trottoir d’en face, entre dans le café, désigne sans un mot la bouteille de Cognac, boit son verre d’un trait et sort d’un pas très rapide. Sur l’ordre de Maigret, Lucas se lance sur ses pas en direction du quai de Charenton alors que le commissaire suit les deux hommes à bord d’un taxi.
Le premier, à la démarche « animale », marche et court de manière harmonieuse. Le second, bedonnant, à l’aspect convenable d’un « bon petit bourgeois » (569), sans jamais donner l’impression de hâter le pas même lorsqu’il court, ne le quitte pas d’une semelle. Maigret a le sentiment de vivre cette scène pour la seconde fois, mais cette fois-ci, plutôt que par téléphone interposé, à bord d’un véhicule roulant au pas. Les rôles sont à présent inversés. Bientôt l’inconnu comprend qu’il ne sert à rien de s’essouffler. Il prend alors l’allure normale d’un piéton parmi des milliers d’autres qui, cette après-midi-là, vaquent à leurs occupations dans les rues de Paris. Seul Maigret saisit quel drame se joue alors.
Comme la précédente, cette chasse dure des heures et sa cruauté augmente avec le temps. « Un homme qu’on suit à la piste est un homme qu’on finira par arrêter. » (570) C’est une question de temps et donc d’usure. L’homme passe un appel téléphonique dont la teneur semble l’abattre. Sa physionomie se modifie et prend les traits de plus en plus marqués d’une bête sacrifié. Dans un dernier geste d’opposition, l’homme s’avise d’une nouvelle ruse : trouver refuge à l’intérieur d’un bâtiment. La première fois il en ressort presque aussitôt. À la dernière, Lucas le trouve en haut de l’escalier (573).
Condamné à ne jamais s’arrêter, l’homme entre dans les bars pour boire dans une partie de Paris qui lui semble de moins en moins bien connue, avant de tourner autour de la rue Beaubourg et de la rue Roi-de-Sicile. « Il s’écartait et, irrésistiblement attiré, revenait » (573). Son quartier, « cela se sentait » (572), n’est pas loin. Le « pauvre bougre », aussi désespéré que sa victime quelques jours plus tôt, finit lui aussi par n’avoir plus qu’une idée en tête : que cela cesse pour pouvoir rentrer chez lui. Chaque heure qui passe, chaque verre qu’il boit, le pousse à commettre l’erreur de révéler son adresse. Et, tout comme le petit Albert, le rouquin, au seuil de son domicile (un hôtel borgne dans un « décor de Cour des Miracle »), se fait abattre par ses complices.
Déjà dans « L’homme dans la rue », le lecteur assiste à ce qui n’est ni vraiment une traque, ni franchement une filature, mais qui contient les éléments les plus caractéristiques de ces deux modalités. L’homme qui se sait suivi fait mine de ne pas l’être, et le suiveur qui se sait observé prétend qu’on ne l’a pas vu. Le jeu de patience devient une épreuve d’endurance dans un espace de plus en plus hostile et étranger. Le désir de semer laisse place à une errance sans révolte dans un espace tantôt inconnu, tantôt trop familier.
George Simenon. Maigret et son mort in Tout Maigret, tome IV, Paris : Omnibus, 2019.