Fred Deux et son double

Avec un nom comme celui-là, le pseudonyme était-il vraiment de rigueur ? Pourtant, en 1958, au moment de la parution chez Maurice Nadeau de La Gana, c’est sous celui de Jean Douassot que Fred Deux fit son entrée en littérature. Cruel et violent, mais plein d’une poésie que, faut de mieux, on pourrait qualifier de célinienne, La Gana décrit la vie d’un jeune garçon dont les parents, les Alfred, sont ouvriers et gardiens d’immeubles. Ils habitent un sous-sol d’immeuble de la proche banlieue parisienne, non loin de la Seine dont les crues sont annoncées par le bruit que fait l’eau sous la plaque d’égout, au centre de la pièce principale, puis par les rats. Tout en haut, sous les combles, vit l’Oncle, solaire et solitaire. Entre le Père et l’Oncle, une détestation commune du travail en usine, et deux moyens d’y échapper : l’alcool et le suicide. Le récit est celui d’un enfant puis d’un jeune homme à la recherche d’une troisième voie. Sept cent-cinquante pages denses, sans cesse aux limites de l’abject et du sublime. Suivront plusieurs autres romans, puis des journaux, et surtout une œuvre graphique abondante, bientôt réunie sous un seul patronyme.

En 1958, la Gana dut réunir nombre de lecteurs qu’on imagine relativement modeste. Mais avec les années c’est tout le contraire d’une disparition qui eut lieu, le roman ayant fait l’objet de rééditions régulières : chez Joël Losfeld en 1970, puis chez André Dimanche une vingtaine d’année plus tard, et depuis 2011 au Temps qu’il fait. Le Fred Deux artiste expose régulièrement ses dessins à la galerie Alain Margaron.

Né en 1924, Deux est également l’auteur d’une autobiographie qui a la particularité d’être orale. Pendant près de trente ans, dans son atelier, devant un microphone, Fred Deux a raconté sa vie. Ni dictée ni lue, elle n’a fait l’objet d’aucune écriture préalable ni de transcription ultérieure. Le tout forme un ensemble de près de 130 cassettes, dont 25 ont fait l’objet d’une édition commerciale chez André Dimanche sous le tire À vif. Le reste, soit près de 100 heures d’enregistrement supplémentaire, est disponible gratuitement sur le site Gallica.

Tout en relisant La Gana, j’ai plongé par sondes dans cette œuvre parlée qui n’a pas de titre et, peut-être, pas d’autre exemple. Le débit est rapide, régulier, sans redite ni rappel. Deux ne s’interrompt que pour respirer par la tige d’une cigarette allumée. La parole semble se déduire naturellement de cette méditation, des souvenirs d’un homme qui n’a rien oublié, et qui sut tout de suite apprivoiser sa voix et l’appareil qui l’enregistrait. Les effets de gros plan, la manière qu’il a de s’attarder jusque dans ses plus infimes détails sur le caractère d’un compagnon ou l’aspect d’un inconnu forme, dans le temps réel du récit, un effet propre à l’oralité. Pourtant, si style il y a, il serait alors très proche de ce que Deux a donné dans ses premiers textes, et en particulier La Gana.

S’il fallait trouver un double à Fred Deux, il faudrait peut-être le chercher dans le figure de sa femme, Cécile Reims, graveuse, qui l’accompagne depuis toujours. Moins tourmentée, mais tout aussi exigeante, et patiente, son œuvre, comme celle de son mari, est celle d’un artiste pour qui la vie ne peut jamais être tenue pour acquise.