ÉÉ

LENTE APPROCHE DU CIEL

L'œil absolu (1)

En apparence, cela ressemble à un télescope. Un simple télescope, si l’on peut dire, d’immense taille pourtant, pointé en direction du ciel. Mais l’appareil décrit par Jacques Réda dans un texte publié pour la première fois en 1969 n’a pas pour fonction de scruter les espaces lointains de l’univers. Ou du moins pas seulement. Son ambition est plus grande. Qualifié dès le titre d’« absolu » (Celle qui vient à pas légers 25), et quelques lignes plus loin comme doté d’une « parfaite mécanique » (26), il aurait pu servir, s’il avait été conçu – mais qu’il ait été imaginé est un signe encourageant – à y mettre tout. Rien de moins, donc, que l’univers entier.

Cet appareil est de nature optique. C’est aussi, en soi, un œil, et triplement. D’abord parce que Réda le surnomme ainsi, y mettant même une majuscule, comme pour lui conférer un caractère mythique, cyclopéen (29). Ensuite parce que ce qui est décrit à la fois comme fenêtre et globe oculaire permet de voir et dans un même impossible mouvement sphérique, contenir dans son volume ce qu’il y a à observer. Or l’univers qui s’y trouve d’un seul coup ramassé ressemble alors étrangement à un œil lui aussi, ou à tout le moins, dans sa forme, à « une goutte d’eau fourmillante et démesurément grossie » (25). Et, au bout de la lunette, mais cette fois-ci à l’extérieur du dispositif, l’observateur y rive son propre œil, fermant, imagine-t-on, l’autre - non pour s’aveugler mais à seule fin de mieux voir. On trouve donc que dans cette invention, tout est une question de regard qui voudrait tout observer, et d’œil qui pourrait tout englober dans un transvasement intégral de ce qui existe.

L’appareil est assez énorme. Mais une question d’ordre pratique vient vite le tarauder : à imaginer ce « monument astronomique » (28), ne risque-t-il pas, en guise d’invention, de fournir un appareil « trop grand pour passer les portes du hangar » ? Certes, pour tenir dans un espace quelconque, l’infini est bien obligé de « se miniaturiser quelque peu » (L'Herbe des talus 134). Mais le peut-il ? Le peut-il suffisamment ? Ce sont là des considérations fournies a posteriori, auxquelles ne vont pas tarder à s’ajouter d’autres objections d’ordre poétiques. Mais au moment où Réda l’imagine, l’appareil promet de déchiffrer, d’un simple coup d’œil, « l’abstraite écriture de la matière » dans un théâtre électrodynamique où s’échangent et se confondent à la vue ses éléments constitutifs. « Tu mettrais l’univers dans ta ruelle », écrit Baudelaire dans « Spleen et idéal ». Tu mettras l’univers dans ta prunelle, propose Réda dans Celle qui vient à pas légers.

Cet appareil, quelle que soit la taille qu’il lui faudrait pour contenir la totalité concentrée des choses, n’est donc pas que banalement optique. Il ne repose pas uniquement sur sa capacité d’inclure et de discriminer visuellement tout ce qui se laisse voir à l’œil, fût-ce par le biais de ses filtres et de ses capteurs. En effet, tout en lui est « suffisamment complexe et précis » pour fournir des données quantitatives, des « fréquences mesurables » (Celle 25) et des « ondes perceptibles » (26) propres à établir un socle objectif à n’importe quelle observation. Pas seulement fait pour tout montrer, l’appareil de Réda est également élaboré pour tout mesurer, des « rapports obligés, antipathies de rigueur » aux tensions et aux soubresauts de la matière, des vecteurs de forces aux plus fins éléments vibratiles.

Il est donc si extraordinaire, cet appareil, qu’à l’intérieur, « rien ne peut ne pas être, ne pas agir, ne pas laisser sa trace calculable » (27). À ces deux qualités (totalisante et mesurable) s’ajoute une troisième, qui en découle : tout chose perçue l’est dans un flot qui forme moins une image qu’un rythme, une rythmique même, c’est-à-dire une musique, perçue sous forme de périodes et de battements. La matière, dans ce cas, ne peut plus être considérée comme une « chose déterminée posée au milieu d’autres choses ». Elle en devient abstraite. Dans cet Œil, nous ne verrions rien des images du monde auxquelles nous sommes familiers et qui nous rassurent. On y chercherai en vain ne serait-ce que l’image du soleil, d’un tigre, ou celui d’un brin d’herbe, d’un talus ou d’un mur. Il n’y aurait, à proprement parler, rien à reconnaître qu’on puisse identifier à l’œil nu, mais tout ce qui s’énonce de manière autrement invisible selon les lois de la physique. Il forme ce qu’à propos de l’œuvre de Borges Réda décrit comme « un essai d’immortalité, un effort pour emprisonner l’infini » (Ferveur de Borges 42). Puisqu’il est si complet, et capable de révéler avec une telle acuité l’ensemble des liens qui s’établissent entre chaque particule de matière avec le reste de l’univers, cet appareil va enfin permettre qu’on y voie un peu plus clair là-dedans, c’est-à-dire partout, et pour toute chose, et de tout temps ?

À commencer (à tout seigneur tout honneur), par la poésie de Réda. Or si l’on pose l’œil sur « l’ultime lunette », que verrait-on justement ? L’auteur nous donne à voir, dans un premier temps, ceci : un flux, énorme et complexe, le « profond tissu des vibrations et des forces qui les composent, là où l’infiniment grand et l’infiniment petit communiquent (...) se déversent l’un dans l’autre » (Celle 25). Au lieu de s’opposer, les deux infinis (espoir des physiciens d’aujourd’hui) s’épousent et se répondent selon les mêmes règles et des théories identiques. À cette prodigieuse double échelle, se déploie sans contradiction et dans un même instant suspendu, « ce que nous appelons atomes, molécules, planètes, constellations » (27).

Mais cette rêverie ne serait-elle que « cosmogonie d’ivrogne » (20) ? La science est ici convoquée, et la physique en particulier, et l’astrophysique surtout, dominent la description en des termes familiers aux lecteurs de vulgarisation scientifique. Sa physique systématise l’existence de la matière et de l’univers selon des lois précises, et ce faisant, elle entre en elle-même, par le jeu du visuel, dans un nouveau système de rapports avec la réalité. La science est donc convoquée, certes, mais elle se trouve suspendue toute à la fois, puisque dans sa rêverie poétique Réda voudrait inclure bien plus que la matière et la vérité. Elle voudrait incorporer aussi « l’immatériel et l’inventé » (26), c’est-à-dire, a priori, l’insondable et l’incalculable. Sentiments, souvenirs, dieux et idées, théories et erreurs, à quoi s’ajoutent actes et actes manqués, histoires et traces : tout s’y trouverait « dans le flot incessant ou tout s’enchaîne et réagit, ruisselle entre deux tourbillons que rien ne borne » (26). Bref, tout ce que Réda voudrait voir dans cet appareil, il se peut bien qu’on le trouve déjà sous un crâne.

Car en fin de compte, que finirait-on par y percevoir ? Au bout – ou presque au bout de toute chose – « on verrait le langage » (26). Le langage est vu instantanément, plutôt qu’entendu, de manière chronologiquement linéaire. Appareil aux qualités hyper-panoptiques, l’Œil inventé (ou imaginé, c’est selon) par Réda abolit le temps et empêche qu’on ait à réfléchir inutilement pour délier causes et conséquences. Tout se tient, ou plutôt tout circule et vibre sans qu’on ait à s’embarrasser de l’illusion des enchaînements logiques. La machine se fait alors tout à la fois œil et oreille. « On verrait le langage » (l’expression se trouve deux fois utilisée en quelques lignes), et on finirait également par entendre « se former, se mêler, puis se séparer à nouveau, les racines d’un arbre et du mot peuplier ou cèdre qui le désigne » (26). Curieux sons que doivent produire un arbre en train de se séparer de son nom. Réda poursuit : « On comprendrait comment, par quels jeux de vibrations, à travers quels remous transformateurs de leurs tensions incompatibles, les mots, les émotions, les choses, les pensées s’entretiennent réciproquement par-delà les distances » (Celle 25-26).

Dans ce maelström doublement infini de l’incommensurablement petit et de l’immensément grand, la matière et le langage perdent de la matière qui leur sert de substance pour devenir vacillation fondamentale, circulaire, « rotative ». Tout « ruisselle en tourbillons entre deux profondeurs que rien ne borne ». Rien ne semble aller autrement qu’en boucle, en nœuds, en degrés successifs qui remontent jusqu’à leur origine. Tout se verse et se déverse l’un dans l’autre, comme il semblerait que ce soit le cas chez nous de neurone en neurone. Dans cet état d’attention absolu, où ce qui existe dans la pensée ne peut s’échapper, Réda voit les conditions enfin réunies pour déceler le « frénétique battement noir » d’un rythme fondamental, celui de la poésie. Car tel est bien le but ultime de l’observation. C’est à une « physique de la poésie » que rêve Réda dès le seuil de son texte (Celle 25), et non – pour le moment – à une poésie de la physique. Il imagine donc – brièvement - une discipline lettrée et chiffrée, capable de tout montrer dans sa plus grande et sa plus pure quintessence :

Et si elle est un rêve ou une cabale nuageuse de nos esprits, néanmoins la batterie d’oscilloscopes braqués sur le fragment d’univers où quelqu’un lit, récite, va écrire, écrit, a écrit, montrerait l’effectif travail de la pulsation rêve ou nuage dans l’enchevêtrement du nœud unique étiré dans le temps, sans clôture dans l’espace (27).

La poésie, ou plutôt le moment de sa révélation, est saisissement, « plénitude intermittente » (9), qui menace d’expulsion celui qui en est le témoin, et que le temps ne peut tenir que pour une durée très courte. On comprend alors combien il est séduisant à l’esprit qui n’aime rien tant pour se figurer des choses abstraites que d’inventer des machines d’acier et de verre, de s’imaginer cet appareil pour tenter de tenir « ça », à savoir la poésie, « tout cet autrement essentiel caché sous l’apparence » (Celle 13). Et si l’on prend au sérieux cette forme fantasmée d’une mythologie personnelle, il est alors tentant de s’imaginer, en tant que lecteur, qu’à l’intérieur de cette lunette de grand format se trouve « l’essentiel » de ce qui constitue la compréhension de la poésie de Jacques Réda.

2 mars 2013

Pour citer ce billet : Jean-François Duclos, "Jacques Réda : l'œil absolu (1)", www.frenchforthought/jr_ciel.html, web, 2 mars 2013.