Épisode 02 : 56, année érotique ?

Par Jean-François Duclos / 12 juin 2020

Bonjour, voici l’épisode numéro 2 de Madame Bo, une série baladodiffusée en français assez simple, et entièrement consacrée au roman de Gustave Flaubert, Madame Bovary.
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56, année érotique ?
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Érotiques, vraiment, ces années 1856-1857 ? Peut-être (maybe). Mais sulfureuses pour l’époque, sans doute (possibly) ; et indubitablement cruciales dans l’histoire de la littérature française. Après quatre ans de travail, Flaubert à enfin terminé son premier roman. D’octobre à décembre 1856, La Revue de Paris le publie en sections. Au bout de quelques numéros, le gouvernement de Napoléon III décide d’attaquer en justice l’imprimeur de la revue, son rédacteur en chef, et bien sûr l’auteur des pages incriminées. La raison ? « Atteinte aux bonnes mœurs (breach of moral standards) et à la religion ». La puissance publique reproche à Emma de se complaire dans l’adultère et à l’auteur d’en faire l’apologie. En février 1857 a lieu un procès dirigé par le procureur impérial Pinard. C’est Flaubert qui gagne.
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Un autre auteur, Charles Baudelaire, subi quelques mois plus tard les foudres de la censure, cette fois-ci pour un recueil de poésies. Que reproche-t-on à ses Fleurs du mal ? Là encore, ouvrez les guillemets (quote) « outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs », fermez les guillemets (unquote). C’est le même procureur général Ernest Pinard qui mène la charge contre « l’obscénité » et la « grossièreté ». Et cette fois-ci c’est lui qui gagne. Baudelaire est condamné à une amende. Il doit retirer six poèmes considérés comme scandaleux de son recueil. Il faudra attendre 1949, oui, mille neuf cents quarantr-neuf, soit presque un siècle plus tard, pour que la justice française annule la condamnation, estimant que les poèmes « ne renferment aucun terme obscène ou même grossier ».

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Aujourd’hui, on ne peut imaginer le 19e siècle sans Madame Bovary ni Les Fleurs du mal. Ce sont des œuvres charnières qui exploitent à la perfection les formes classiques de leurs genres respectifs tout en y insufflant un poison, ou si le mot est trop fort, un allergogène pour la société de l’époque : la transgression par le sexe. Ou plutôt : le sexe qui n’est pas fait pour faire des enfants. Et même encore : le sexe savamment suggéré plutôt que montré crûment. Aujourd’hui, quand on lit ces poèmes censurés ou les passages qui ont fait sursauter (make someone jump) les autorités, on se dit : « bon, franchement, où est le problème ? » En 2020, il faut commettre d’autres crimes littéraires, autobiographiques ou pas, pour perdre sa réputation et le droit de continuer à publier.
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Revenons à Flaubert et au mois de décembre 1856.
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Le procureur impérial n’aime pas l’idée que le texte tombe entre les mains de jeunes filles et encore moins de dames mariées. Une femme trompe son époux et au lieu d’avouer son péché, de lui demander pardon et d’expier ses fautes, elle en tire un orgueil (pride)démesuré. Elle sort de chaque rendez-vous amoureux plus belle encore, et plus sûre de sa conduite (her behavior). Sa force intérieure augmente en même temps que s’accumulent ses mensonges (lies). Emma Bovary n’écoute personne. Elle méprise ceux qui l’entourent. Elle incarne le péché (sin). C’est, pour les Français, et en particulier les Françaises, une incitation à la débauche ! Madame Bovary est dangereusement transgressif.
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Le même procureur impérial aime encore moins qu’Emma confonde (mistake) plaisir physique et recherche mystique, plaisir du corps et de l’âme. Or elle a justement la fâcheuse (unpleasant) tendance à tout confondre, Emma. Dès qu’il s’agit d’amours, de serments, d’êtres supérieurs, une même volupté traverse son être. Ses extases religieuses ressemblent un peu trop au plaisir sexuel. On ne reproche pas à Flaubert la médiocrité de son texte ni le défaut de ses portraits.  Au contraire, on a peur de son efficacité. Le roman est dangereux parce qu’il est bon.
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Flaubert est bien sûr furieux.
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Mais il l’est depuis plusieurs semaines. Il faut donc revenir un peu en arrière. Il trouve dans son texte publié de nombreuses fautes d’impression (typos) qui menace de ruiner tous ses efforts - sans compter ses propres fautes, qu’il découvre avec dégoût. Lui qui exècre la répétition, qui écrit dix versions d’un même paragraphe pour finir par presque tout éliminer, il trouve des répétitions de mots et, écrit-il à son ami Jules Duplan, « une page où les qui abondaient. » (Correspondance II, 640). Son travail, à ses yeux, n’est pas parfait stylistiquement. Et voilà qu’on l’attaque sur le contenu !
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Avant même d’être mise en cause (targeted) par la justice, le rédacteur en chef (chief editor) de La Revue de Paris Léon Laurent-Pichat l’avait obligé à couper une scène importante de la troisième partie : la fameuse scène du fiacre (hanson cab), dont nous parlerons bien sûr dans cette série. Si Flaubert a accepté l’amputation du passage le plus suggestif – et l’un des plus comiques – du roman, c’est parce qu’il a conscience de la fragilité de la publication qui accueille son travail. La Revue de Pars n’est en effet pas favorable à Napoléon III, qui dirige le pays à l’époque. Or Flaubert ne veut pas être le prétexte d’une vengence qui ruinerait le journal. L’affaire est donc littéraire et politique, artistique et légale.
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La fureur de Flaubert augmente lorsque Pichat, le rédacteur en chef, veut continuer de lui imposer la suppression d’autres passages jugés osés, et donc dangereux pour le journal. Pour Flaubert, c’est une question de principe : on ne peut pas retirer de son manuscrit tout ce qui est susceptible de choquer. D’ailleurs, tout peut choquer dans Madame Bovary. Voici ce qu’il écrit à Laurent-Pichat le 7 décembre 1856 : « Vous vous attaquez à des détails, c’est à l’ensemble qu’il faut s’en prendre. L’élément brutal est au fond et non à la surface. » Il ajoute : « On ne change pas le sang d’un livre. On peut l’appauvrir, voilà tout. » (Correspondance II, 650).
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Quels arguments use-t-il pour se défendre ?
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 Si le roman est scandaleux, brutal, il l’est intégralement. Aucune coupe n’y fera rien. C’est l’analogie avec le sang. En voici une autre : en retirant les écailles d’un oignon, on ne le rend pas moins oignon, on se retrouve seulement avec un plus petit oignon qu’au début, un oignon incomplet. Bien sûr, c’est le genre d’argument qu’il ne peut pas rendre public. Ce qu’il peut dire en public, avec la mauvaise foi (bad faith) qu’autorise les défenses, c’est que son roman est, au contraire, le plus moral qui soit. Le 12 décembre, il écrit dans une lettre à son cousin Louis Bonenfant que, petit un, il faut le considérer comme l’homme le plus moral du monde. Parce que sa morale à lui, elle est d’abord artistique : il n’a pas menti avec le style. Il y a mis tout son cœur, toute son énergie. Quatre ans de travail acharné !
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Petit deux : si son roman doit enseigner quelque chose, c’est qu’une femme « d’un caractère naturellement corrompu » finit par payer pour ses excès. Bien sûr que les maris devraient donner Madame Bovary à lire à leur épouse ! Elles verront à quels malheurs mènent l’adultère ! Au fond, ce dont la justice l’accuse, c’est de n’avoir pas menti. « On trouve que je suis trop vrai. Voilà le fond de l’indignation », écrit-il. « J’estime par-dessus tout d’abord le style, et ensuite le Vrai. Je crois avoir mis dans la peinture des mœurs bourgeoises et dans l’exposition d’un caractère de femme naturellement corrompu, autant de littérature et de convenances (il souligne convenances)que possible » - « une fois le sujet donné, bien entendu » (Correspondance II, 652). Donc, si la réalité est ignoble, ce n’est pas de sa faute. Il ne fait que dire la vérité, montrer le vrai.
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Le réquisitoire de Pinard et la plaidoirie de l’avocat Senard sont disponibles dans la plupart des éditions de Madame Bovary. Je ne vais donc pas raconter le procès, mais ce qui est intéressant, c’est de constater que le procureur, l’accusateur Pinard, se révèle être un lecteur assez attentif, et plutôt intelligent. Il voit très bien les intentions de Flaubert, qu’il cite abondamment. Il fait vivre le personnage d’Emma comme si elle était dangereusement réelle. C’est elle qui outrage par son comportement. Et le langage dont Flaubert fait usage est un langage de travestissement, qui suggère la lascivité dans des scènes censées décrire tout autre chose. Chaque fois ou presque que Pinard prononce le mot d’adultère, c’est pour l’associer au mot de poésie. Il ne dit pas que Flaubert est pornographe, il dit qu’il est poète.
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Il a donc raison : Madame Bovary est un roman risqué. C’est aussi un roman sur le risque de la littérature. Goinfrez-vous de volumes mal écrits, de romances idiotes, d’histoires sentimentales, et vous deviendrez comme Emma. Au contraire, lisez Madame Bovary pour vous dessiller les yeux. Au fond, c’est Baudelaire qui a raison quand il dit : « Le livre doit être jugé dans son ensemble, et alors il en ressort une terrible moralité. »
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Pinard ! Vous avez contribué à la légende de Madame Bovary. Alors à votre santé !

 

Bibliographie

  • Flaubert Gustave. Correspondance II. Paris : Gallimard, collection de la Pléiade, 1980.
  • La Capra, Dominik. « 1857. Deux procès » in Denis Hollier (ed.), De la littérature française. Paris : Bordas, 1993, pp. 683-687.