Épisode 03 : le nouveau

Par Jean-François Duclos / 17 juin 2020

Bonjour, voici l’épisode numéro 3 de Madame Bo, une série baladodiffusée en français assez simple, et entièrement consacrée au roman de Gustave Flaubert, Madame Bovary.
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Aujourd’hui, intéressons-nous à l’incipit.
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L’incipit, en latin, veut dire « ça commence ». Ce sont les toutes premières lignes du roman. Madame Bovary, ça commence donc comme ça. Je cite :

« Nous étions à l’étude, quand le Proviseur entra, suivi d’un nouveau habillé en bourgeois et d’un garçon de classe qui portait un grand pupitre. Ceux qui dormaient se réveillèrent, et chacun se leva comme surpris par son travail. »

Ces premiers mots évoquent tout un tas d’éléments importants. Et puisque le roman a été écrit il y a plus de 160 ans, il fait référence à une société dont certains usages ont été oubliés. Qu’est-ce que c’est un « garçon de classe » ? « Un pupitre ? ». Faisons comme si nous les lisions pour la première fois, nous, lecteurs et lectrices du 21e siècle.

« Nous étions à l’étude… » On comprend que la scène se passe dans une école. « À l’étude » (study hall) précisément, c’est-à-dire pendant ce moment de la journée où les élèves font leurs devoirs. À l’époque, l’école n’est pas obligatoire. Seules les familles avec des moyens y envoient leurs enfants. Et, bien sûr, elle n’est pas mixte. Tous les élèves, ici, sont des garçons. « Nous étions à l’étude, virgule, quand le Proviseur entra… » Le Proviseur (Headmaster), avec un p majuscule, c’est le directeur de l’école. La majuscule n’est pas obligatoire, et ici, elle est sans doute ironique. Elle donne un pouvoir à une personne sans doute moquée par les élèves dès qu’il a le dos tourné. « Accompagné d’un nouveau » Le nouveau, c’est le nouvel élève. L’adjectif est substantivé. « Et d’un garçon de classe… » Le garçon de classe désigne un jeune homme employé pour de menus travaux. Il est sans doute mal éduqué et mal payé. C’est un serviteur. Il apporte un pupitre, c’est-à-dire une table individuelle où s’installera le nouvel élève. Il porte un « grand pupitre » même, puisque, on le verra, le nouveau est beaucoup plus âgé et donc plus grand que les élèves de la classe. On entre dans la salle par cet ordre socialement hiérarchique : le Proviseur d’abord, qui interrompt l’étude, suivi du nouvel élève, puis du garçon employé par l’école.
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Flaubert écrit nouveau en italique. Dans le manuscrit, il est souligné. Souligné ou en italique, l’intention consiste à attirer l’attention du lecteur sur le statut particulier du mot. C’est une forme de citation. Nouveau est donc utilisé par les personnages eux-mêmes, dont le narrateur. D’une certaine manière, cela correspond à un « air quote », un geste des doigts pour signifier visuellement qu’on emprunte au milieu décrit un terme utilisé par les individus de ce groupe. Ce n’est pas la dernière fois qu’on voit un tel effet, et d’une façon générale, les différentes manières que Flaubert a trouvées pour faire parler ses personnages sont particulièrement riches.
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Ce nouveau est donc habillé, je cite, « en bourgeois ». Cela signifie deux choses : d’abord, s’il porte des vêtements bourgeois, c’est sans doute par contraste avec le reste des élèves qui eux, sont habillés comme des enfants de la campagne. Ensuite, « en bourgeois » comme si le nouveau était déguisé, qu’il n’était pas vraiment bourgeois, qu’il essayait de se donner l’allure d’un bourgeois. En tout cas, pour ce premier jour d’école, on l’a habillé de manière qu’on a voulu solennelle, pour faire honneur à l’occasion - ou par ignorance des convenances, parce qu’on l’a trop habillé. Si le nouveau est habillé en bourgeois, c’est qu’il n’est pas bourgeois, et s’il est habillé en bourgeois pour son premier jour dans cette école, c’est qu’il n’est sans doute jamais allé à l’école auparavant.
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Il n’est pas le seul à faire semblant. Je lis la phrase suivante : « Ceux qui dormaient se réveillèrent, et chacun se leva comme surpris par son travail. » On se lève, par respect, lorsque le directeur de l’école entre dans la classe. Ce n’est pas une habitude si ancienne. En France, dans les années 1970, 1980, on faisait la même chose. Chaque élève feint donc d’avoir été interrompu dans sa concentration. Tout le monde joue une sorte de comédie et fait immédiatement penser que le « nous » représente un groupe d’élèves dissipés. Pas un seul élève n’est réellement surpris en train de faire ses devoirs.
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« Le Proviseur nous fit signe de nous rasseoir ; puis, se tournant vers le maître d’études : - Monsieur Roger, lui dit-il à mi-voix, voici un élève que je vous recommande, il entre en cinquième. Si son travail et sa conduite sont méritoires, il passera dans les grands, où l’appelle son âge. »  On remarque ici la seconde expression en italique « dans les grands », caractéristique du vocabulaire scolaire. Le nouveau est donc présenté à Monsieur Roger, mais sans donner son nom. La cinquième correspond à la deuxième année du collège. Le texte fait comprendre que le nouveau, une quinzaine d’année, arrive avec environ trois ans de retard dans sa scolarité. Même s’il arrive « recommandé », et que le Proviseur le recommande à son tour à Monsieur Roger, le lecteur comprend que le nouveau arrive dans le milieu scolaire avec un immense retard.
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Le paragraphe suivant donne la description du nouveau, de la tête jusqu’aux pieds, ce qui donne une forme d’efficacité au regard :

« Resté dans l’angle, derrière la porte, si bien qu’on l’apercevait à peine, le nouveau était un gars de la campagne, d’une quinzaine d’années environ, et plus haut de taille qu’aucun d’entre nous tous. Il avait les cheveux coupés droit sur le front, comme un cnatre de village, l’air raisonnable et fort embarrassé. Quoiqu’il ne fût pas large des épaules, sont habit-veste de drap vert à boutons noirs devait le gêner aux entournures et laisait voir, par la fente des parements, des poignets rouges habitués à être nus. Ses jambes, en bas bleus, sortaient d’un pantalon jaunâtre très tiré par les bretelles. Il était chaussé de souliers forts, mal cirés, garnis de clous. »

La description débute par  les cheveux, le visage ensuite, avant de passer aux épaules, puis aux poignets et de descendre jusqu’au pieds. Cette efficacité de la description est mise au service de la moquerie. Chaque élément révèle l’inadéquation des vêtements par rapport à celui qui le porte. Le nouveau a tout du campagnard qui débarque à la ville pour la première fois et qui a l’habitude de passer toute l’année à l’extérieur : la coiffure de chantre de village (c’est-à-dire du sonneur de cloches), les poignets rouges habitués à être nus, les chaussures à clous. Notons ici qu’à l’époque, le caoutchouc et le plastique n’existaient pas et que pour les faire durer plus longtemps, on enfonçait des clous métalliques dans les semelles. Un peu comme le fer au sabot des chevaux.
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Le campagnard est intimidé : son air est raisonnable et embarrassé, peut-être par son propre ridicule. Aucune des couleurs de ses vêtements ne vont ensemble : le vert de la veste avec le bleu des bas (chaussettes hautes) et le jaune mal défini (« jaunâtre ») du pantalon. Ce pantalon, plutôt que d’être retenus par les bretelles (suspenders), est tiré vers le haut. Le seul mouvement vers le haut de cette description verticale est en même temps l’image d’un pantalon coincé entre les fesses (wedgie). Notons rapidement que Flaubert écrit bas bleus, sans tirets, mais le lecteur peut comprendre bas-bleus, avec le tiret, qui désigne, dans la langue du 17e siècle, une femme dont le niveau d’éducation est moqué (c’est la « précieuse ridicule » de Molière). Ici, le jeune garçon ne sait rien mais son ignorance est montrée aussi comme ridicule.
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Voici donc un garçon qui n’est pas à sa place : arrivé en pleine année scolaire, avec trois ans de retard, mal habillé par excès de scrupule, dans des vêtements qui ne lui vont pas, et un air, sur le visage, qui connote la timidité et le manque de confiance en soi. Le paragraphe suivant le montre très attentif, décidé d’être sage et de faire de son mieux, mais à qui il faut expliquer le principe de la récréation (recess). Là encore, il fait non pas semblant d’étudier, mais puisqu’il ne sait pas comment faire, il adopte le rôle de bon élève qu’on lui a demandé de devenir, sur la recommandation de ses parents. En fait il est ahuri et terrorisé. C’est un « pauvre diable ».
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Voilà aussi, un début qui contraste avec, par exemple, celui d’un roman de Balzac, où les descriptions précèdent, interrompent ou suivent l’action, mais d’une manière qui place action et description sur deux régimes différents. Ici, le portrait du jeune garçon ne prend l’espace que d’un paragraphe. Nous verrons dans l’épisode suivant que la fonction de ce « nous » est assez problématique dans le roman. Dans le prochain épisode, nous allons continuer de réfléchir sur ces premières pages.

 

Bibliographie

Gonzalez, Francisco. La scène originaire de Madame Bovary. Oviedo, Espagne : Universidad de Oviedo. Servicio de Publicaciones, 1999.