Épisode 05 : Mesdames Bovary

Par Jean-François Duclos / 5 juillet 2020

Bonjour, voici l’épisode numéro 5 de Madame Bo, une série baladodiffusée en français assez simple et entièrement consacrée au roman de Gustave Flaubert, Madame Bovary.
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Vous pensiez qu’il y avait une et une seule madame Bovary, Emma Bovary. En fait il y en a deux autres.
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Le destin de ces deux femmes est raconté froidement par Flaubert. Cette froideur est même glaçante. Elle révèle en concentré l’absurdité du mariage bourgeois et le génie de Flaubert pour l’ironie. On est loin des romans à la Jane Austen où les cœurs se cherchent et finissent par se trouver à leur convenance. Chez Flaubert, l’orgueil (pride) et les préjugés (prejudice) font partie de la machine à détruire le très peu de bonté et d’héroïsme dont chaque personne dispose. On est loin, aussi, des romans de George Sand comme François le Champi où les êtres qui le méritent finissent par surmonter leurs aveuglements réciproques pour enfin trouver le bonheur ensemble.
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La première madame Bovary c’est, bien sûr, la mère de Charles, madame mère, que le mariage transforme progressivement en une caricature d’épouse malheureuse. En quelques phrases (I, 1), Flaubert raconte ce naufrage conjugal du point de vue du mari puis du point de vue de la femme, à une époque où le divorce est une solution inconcevable pour résoudre les incompatibilités de caractère et d’humeur. Charles-Denis-Bartholomé (c’est son prénom surcomposé) est un bel homme qui use de sa prestance (presence) et de son bagout (gift of gab) pour séduire une fille de commerçant de bonnets. La nouvelle épouse répond d’abord à la paresse et à l’inconstance de son mari par la servilité. Mais cette soumission humiliante excite l’égoïsme de celui-ci. Chaque membre du couple va alors se réfugier dans ses défauts. Autrefois folle amoureuse de cet ancien soldat de l’armée de Napoléon, la jeune femme, se transforme bientôt en une vieille femme sèche et nerveuse, « d’humeur difficile, piaillarde » (difficult in temper, shrill), comme « le vin éventé se transforme en vinaigre » (stale wine turning into vinegar). Elle se mure dans le silence, s’invente une existence hyperactive faite de mille tâches banales et inutiles.
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À l’échec de l’amour s’ajoute la perte des moyens financiers. Pour lui, le mariage est d’abord un moyen de profiter d’une rente (unearned, private income). Quand à la mort de son beau-père, il prend conscience que l’héritage (inheritance) ne sera pas à la hauteur des promesses qu’on lui a faites, ou de l’idée qu’il s’en faisait, sa nonchalance se transforme en rage contre son épouse, augmentée par le fait que ses propres initiatives commerciales se terminent toutes des échecs. C’est un piètre (pitiful) entrepreneur, incurieux, paresseux, qui boit son cidre (cider) au lieu de le vendre, monte ses chevaux au lieu de les envoyer au labour (plowing). Sa seule intelligence, c’est de finir par comprendre que pour préserver ce qui lui reste de fortune, son intérêt est de ne rien tenter, de ne rien entreprendre. Le couple va alors s’établir dans un village « aux confins du pays de Caux et de Picardie » où la vie n’est pas trop chère. Flaubert décrit le fonctionnement d’un couple mal ajusté, qui s’enfonce dans la banalité de la haine ordinaire, l’ennui, le manque d’argent, et le mépris de l’autre.
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Le père et la mère s’opposent sur l’éducation à donner au petit Charles. Lui veut faire de son garçon un homme viril et libre. Elle, en revanche, le materne et le gâte dans l’espoir qu’il devienne un jour ingénieur ou juge. Aucun des deux ne sait réellement comment s’y prendre, si bien qu’à l’âge de douze ans, Charles n’a toujours rien appris. Il passe ses journées à l’extérieur. Il ne sait ni lire ni écrire. Les principes philosophiques issus des Lumières, prétendument (supposedly) à la base de l’éducation que le père veut donner à son fils, sont mal assimilés, mal mis en pratique. Toute l’ambition intellectuelle et sociale que la mère reporte sur son fils se perd dans un vague programme éducatif sans aucune structure ni stratégie. Voilà pour la première Madame Bovary, la mère.
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Vient la deuxième Madame Bovary, « Madame Bovary jeune », comme l’appelle Flaubert, la première épouse de Charles. Car oui, il y a d’abord eu un premier mariage. Et quel mariage ! Alors qu’il est tout juste installé comme officier de santé dans le village de Tostes, la mère décide de trouver pour son fils la femme qu’il lui faut. Elle jette son dévolu (she has her heart set on) sur une certaine mademoiselle Dubuc, veuve (widow) de quarante-cinq ans, et donc au moins deux fois plus vieille que Charles, mais dotée d’une rente importante.
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Sèche, maigre, jalouse, possessive, laide, bête, toujours habillée de noir et de gris, toujours à se plaindre, toujours à donner des ordres, toujours à exiger (demand) l’attention, elle prend très vite le contrôle du couple et fait de la vie de Charles un parfait petit enfer. Lui qui ne se caractérise pas spécialement par la force de sa volonté, il devient servile, comme sa mère, et malheureux comme elle. Seule sa naïveté lui permet de maintenir une forme d’hypocrisie qui le met à l’abri des colères les plus violentes de son épouse. Et puis en pratiquant la médecine, il peut sortir, rencontrer d’autres gens.
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Ce premier mariage désastreux (le deuxième si on compte celui des parents) est décrit par Flaubert avec la même froideur sociologique et psychologique. Une mère dominée par son mari trouve pour son fils une épouse qui lui ressemble. Charles dominé à son tour par sa mère accepte cette union sans rien dire. Et voilà le résultat ! La conformité sociale s’adapte très bien à la faiblesse des caractères et à l’échec des individus. Les mêmes histoires d’argent se font jour : la fortune de l’épouse est spoliée, l’héritage promis est une illusion. Le lecteur d’aujourd’hui a du mal à se faire une idée des montant en jeu. Par exemple, je ne sais pas à combien d’euros ou de dollars correspondent, dans le roman, les deux cents francs de loyer annuel, ou les douze cents livres de rente. Mais je comprends que l’aspect financier de l’existence pour cette classe bourgeoise à moitié professionnelle, à moitié oisive (idle), constitue le socle des relations et des alliances.
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L’argent destiné à se transmettre de génération en génération, c’est le véritable ciment du mariage. En quelques pages Flaubert décrit pourtant la volatilité de cette confiance quand les promesses reposent sur des pratiques douteuses, que les investissements sont réalisés au mieux par des incompétents, au pire par des voleurs. Le succès financier s’effectue par prédation. L’intelligence de l’individu se mesure à sa capacité de se servir. L’argent, l’argent, l’argent : alors que peu de monde travaille dans ce milieu social, que pratiquement personne ne se salit les mains pour le gagner, il est omniprésent.
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Toute cette histoire sociologique est aussi racontée avec la férocité du satiriste.
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Tout d’abord, la recherche du bon parti (good match) et l’organisation du mariage sont décrites comme une petite épopée. La mère de Charles, comme un guerrier grec, doit éliminer ses ennemis et ses concurrents, par exemple un boucher soutenu par un prêtre ! Le prénom de cette épouse, ensuite. On l’apprend presque par hasard, au bout de quelques pages, comme si le personnage était destiné à ne laisser aucune trace, comme si Flaubert disait : « Au fait, j’oubliais, elle s’appelle une telle. » Une telle, c’est Héloïse, comme l’ « illustre et infortunée » (I, 6) Héloïse du célèbre couple amoureux Abélard et Héloïse. L’antiphrase est évidente puisqu’on ne peut imaginer une femme moins sentimentale ou amoureuse ou aimée que cette veuve insupportable. Et la référence à Abélard rend bien compte de l’émasculation symbolique de Charles, totalement sous sa domination.
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Mais le plus drôle, si l’on peut dire, c’est la mort de cette Héloïse. Voici le passage : « Comme elle étendait du linge dans sa cour, elle fut prise d’un crachement de sang, et le lendemain, tandis que Charles avait le dos tourné pour fermer le rideau de la fenêtre, elle dit « Ah ! mon Dieu ! » poussa un soupir et s’évanouit. Elle était morte ! Quel étonnement ! » (I, 2) Tout va à toute vitesse (trois phrases, trois lignes) et Flaubert imite la soudaineté de l’événement comme pour prouver l’expression « en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire ». Le « quel étonnement » arrive comme le commentaire de surprise mais qui le pense et le dit, sinon le narrateur qui vient de raconter la scène ? Les points d’exclamation suivant « ah », « mon Dieu » « elle était morte », « quel étonnement » sont sensés exprimer la précipitation et s’en moquer. Enfin, la manière dont Flaubert se débarrasse de cette seconde madame Bovary, en trois lignes et quatre points d’exclamation, sert de contre-point à une autre agonie, autrement plus longue, autrement plus terrible et tragique. Celle-ci sert à la fois de balise et de miniature.
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Le roman est plein de scènes et surtout de discours interminables, fait à la fois pour provoquer et montrer l’ennui (boredom). La manière cavalière dont Héloïse disparait du roman relève d’une intention ironique, par l’économie. Cette madame Bovary meurt comme elle a vécu.