Épisode 07 : Madame rêve

Par Jean-François Duclos / 17 juillet 2020

Voici l’épisode numéro 7 de Madame Bo, une série baladodiffusée en français assez simple et entièrement consacrée au roman de Gustave Flaubert, Madame Bovary.
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Qui dit Bovary dit bovarysme. Alors le bovarysme, qu’est-ce que c’est ? Tout d’abord, le terme n’est pas de Flaubert mais de Jules de Gaultier, un philosophe né deux ans seulement après la parution du roman. En 1892, il publie un ouvrage intitulé Le Bovarysme, la psychologie dans l’œuvre de Flaubert et dix ans plus tard une autre étude, Le Bovarysme : essai sur le pouvoir d’imaginer. Le terme, quand on l’entend pour la première fois, semble désigner une maladie. Et, en fait, c’est un peu de ça qu’il s’agit. Sauf que bien sûr, aucun médecin aujourd’hui ne va diagnostiquer un patient de cette manière. Ce n’est pourtant pas une maladie imaginaire ; plutôt, c’est une maladie de l’imagination.
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Emma incarne donc cette condition qui consiste à fuir (run away from) la réalité. Elle aurait voulu (she would have liked) vivre dans un manoir. Elle aurait voulu traverser des forêts sombres, échanger des serments d’amour, ressembler à ces héroïnes de l’histoire comme Jeanne d’Arc. Elle aurait voulu que des hommes à la fois doux, passionnés et virils tombent amoureux d’elle. Elle aurait voulu voyager à Venise. Elle glorifie les légendes, s’exalte à penser à sa propre mort. Et plus elle développe ce genre de fantasmes, plus la réalité de sa petite vie lui semble pénible et injuste. Sauf qu’au lieu d’accepter sa situation réelle, elle persiste à s’en éloigner par l’imagination. Ce mouvement n’est pas stable : le bovarysme place Emma dans une spirale. Elle est poussée dans une fuite en avant. La seule manière de réconcilier son monde intérieur avec la réalité, c’est par le mensonge. La première personne à qui elle ment, c’est elle-même. Ensuite, elle peut mentir au reste du monde. Le bovarysme représente une forme de pathologie, à la fois psychique et littéraire, qui est aux antipodes de la lucidité.
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Il n’y en a pas beaucoup des personnages dans la fiction dont le nom finit par désigner le mal dont ils souffrent. On parle de donquichotisme pour décrire l’aveuglement de Don Quichotte qui prend des moulins à vent pour des géants. On parle d’oblomovisme en référence au personnage de l’auteur russe Gontcharov qui se laisse totalement aller à une rêverie inactive et refuse catégoriquement le travail. Et on parle du bovarysme pour désigner l’impossibilité d’un individu de voir la réalité en face. En fait, ces trois personnages ont beaucoup en commun, en particulier ceux de Flaubert et de Cervantès. Ce sont des êtres de papier qui tombent victime de la puissance négative de la fiction. Eux, des personnages de romans, sont psychologiquement ruinés par le genre romanesque.
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Le problème principal d’Emma, c’est en effet qu’elle lit, et que ses lectures, au lieu de d’enrichir sa sensibilité, de développer son intellect, bref de la cultiver, la poussent à s’imaginer que tout ça, peut-être, un jour, elle y aura accès. Lectrice de romans sentimentaux, de récits historiques totalement fabriqués, plein de stéréotypes, croit qu’un jour elle fera partie de ces univers. Non seulement elle le croit mais elle est persuadée de le mériter. Ces lamentations, ces magnifiques agonies, ces « mélancolies romantiques », ces promesses d’éternité l’excitent et l’aveuglent. Après nous avoir décrit de l’extérieur une jolie jeune fille qui aide son père dans les tâches quotidiennes de la ferme, Flaubert entre dans son personnage pour révéler son intériorité monstrueuse. Cette intériorité est faite de vagues désirs, de fausses illusions. Emma se prend pour une femme à la recherche de passion, d’ivresse, de félicité qui ne peuvent exister que dans les romans.
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Flaubert dit donc : c’est la faute des livres ! C’est la faute des écrivains ! Avec leur manie de tout transformer, ils corrompent l’imagination. La preuve ? Emma n’aime pas la nature parce qu’elle connait bien trop la campagne. Mais si elle l’avait découverte dans des romans, elle se serait prise de passion pour les bergers et les bergères.
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Flaubert ne nous dit pas : « toutes les passions sont illusoires ». Il ne dit pas non plus : « nous devons accepter la médiocrité de notre condition ». Il dit plutôt : « attention, quand le rêve s’attaque aux êtres sans profondeur, ces derniers s’enivrent de leur propre exaltation. » Tout reste en surface. Par exemple, ce qui attire Emma dans la religion, ce n’est pas Dieu mais les objets du culte, « le parfum de l’autel, la fraîcheur des bénitiers ». Au moment de la prière, elle se laisse distraire par les petites images de catéchisme. Au lieu d’accompagner l’élévation de son esprit, la foi est remplacée par des sensations. Elle tombe dans le piège de la rêverie. Je cite Flaubert : « Cet esprit (…) qui avait aimé l’église pour ses fleurs, la musique pour les paroles des romances, et la littérature pour ses excitations passionnelles, s’insurgeaient devant les mystères de la foi » (I, 6). Ce qu’elle révère dans la passion, ce n’est pas l’amour, mais tous les signes matériels de l’amour : les baisers, les serments, les adieux déchirants. Avec Dieu comme avec les hommes.
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Cette disposition psychologique empêche Emma de s'intéresser très longtemps à quoi que ce soit. Elle abandonne rapidement tous les projets dans lesquels elle se lance. Quand elle se décide à apprendre l’italien, sans doute parce que c’est la langue de l’amour par excellence pour les Français, elle s’entoure d’objets conçus pour l’apprentissage de la langue de Dante. Elle accumule les livres, les jolis carnets. Mais sa seule satisfaction est de faire l’acquisition de ces objets, de les tenir ensemble. Qu’on ne compte pas sur elle pour mémoriser la conjugaison des verbes irréguliers ! Si bien qu’au bout d’un certain temps elle abandonne l’italien

Quand elle veut jouer de la musique, ce qui l’intéresse c’est de posséder le piano. À nouveau, l’effort nécessaire à l’apprentissage de la musique lui est trop rébarbatif. Même chose pour le dessin. Et ainsi de suite. Ses enthousiasmes la font passer d’une passion à l’autre sans jamais chercher à toucher ce qu’il y a d’essentiel et de profond dans ces pratiques. L’italien, le piano, le dessin, toute ces occupations sont perçues par Emma comme le décor dont elle a besoin pour se réaliser. Mais elle prend le décor pour l’essence des choses. Et il lui manque la persévérance et l’intelligence nécessaires pour acquérir les compétences.
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Plutôt que de donner de l’amour à Charles, elle, je cite, « veut se donner de l’amour ». La formule est parlante. Au lieu d’aimer, elle désire aimer, ou pire encore, elle veut que l’amour vienne à elle à partir de son propre désir. Elle veut jouer une sorte de comédie (Charles ne dit pas « comédie » mais Flaubert nous suggère que c’en est une) qui corresponde à ses aspirations. Au clair de lune, dans le jardin, je cite, « elle récitait tout ce qu’elle savait par cœur de rimes passionnées et lui chantait en soupirant des adagios mélancoliques » (I, 7). Charles, bien sûr, n’y comprend strictement rien. Il ne comprend pas surtout en quoi tout cela le rendrait plus amoureux qu’il ne l’est déjà, ou plus ému. Ce que préfère Charles, c’est de lui montrer son affection de manière régulière, de la même manière à chaque fois, comme un dessert qu’on sait être exactement le même. Elle trouve cela insupportable.
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Ce penchant ne la pousse pas à la générosité. Flaubert écrit : « Il fallait qu’elle pût retirer des choses une sorte de profit personnel ; et elle rejetait comme inutile tout ce qui ne contribuait pas à la consommation immédiate de son cœur. » Il ne pousse pas non plus à l’humilité. Bien au contraire. Elle prend goût à dominer ceux qu’elle peut. Une fois mariée, elle se montre autoritaire envers la petite servante qu’elle emploie. Elle l’oblige à la servir comme on sert une reine ou une princesse. La pauvre jeune fille, elle non plus, n’y comprend rien. Avec son mari, Emma devient méprisante, capricieuse. Rien, bien sûr, n’est assez bon pour elle, personne n’est assez sensible pour la comprendre. Elle s’ennuie. Et surtout, elle commence à penser qu’elle a fait une erreur de se marier à Charles.
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Voilà, en quelques mots, ce qu’est le bovarysme. Un mal qui affecte ceux et celles qui ont l’imagination stéréotypée de leurs lectures, qui rêvent de pénétrer dans cet univers fantasmé, et qui se lamentent de ne jamais y parvenir, eux qui – le pensent-ils – le mérite pourtant.

Bibliographie
Delphine Jayot, « Le bovarysme, histoire et interprétation d’une pathologie littéraire à l’âge moderne », Flaubert [En ligne], Résumés de thèses, mis en ligne le 14 février 2009, consulté le 10 juin 2020. URL : http://journals.openedition.org/flaubert/411